Episode 27 : « Rosa »

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Rosa

 
C’est le dernier soir pour agir avant que le scandale n’éclate dans les journaux, ne s’ébruite dans les tonneaux ou à tout le moins ne s’évente dans les grumeaux.

 

La chose avait été découverte par le colonel Arturo Vidol. Les cartes de crédit ne faisant pas bon ménage avec la panoplie électronique dissimulée dans ses sous-vêtements, il emportait toujours avec lui, dans ses flâneries dispendieuses du samedi après-midi, la colonelle et quelques liasses de 500 euros, obligeant ainsi les commerçants à se défaire de leurs plus petites coupures.

C’est en classant son menu fretin, qu’il s’était rendu compte de la supercherie.

Sur le verso de quelques billets, apparaissaient en lieu et place des six petites étoiles blanches, un nombre identique de roses.

Devant la gravité économique de la situation, Vidol obtint carte blanche pour mettre la main sur le réseau de faux-monnayeurs, bien vite surnommé le gang à la Rose dans nos briefings du petit matin blafard.

 

Après de minutieuses recherches, nous étions arrivés à la certitude que le centre opérationnel du gang fleuri était un restaurant branché, un des lieux de rencontre à la mode du Beautiful People bruxellois.

 

Il ne nous restait qu’une soirée, dernier délai consenti par la banque nationale, pour endiguer la marée de roses.

Ce soir, à partir de 20 heures, à raison d’un arrivage toutes les dix minutes, nous déferlons sur le Rosa, bille en tête, balle au bout du fusil, billet à la main.

 

L’endroit était beau. A peine le hublot de la porte d’entrée poussé, l’on était saisi par le contraste puissant entre la progression glacée le long des boutiques pour y accéder et l’atmosphère chaude et pesante, composée de musique, de conversations bruyantes, d’éclairages tamisés, d’écrans à plasma dévoilant des corps artistiquement dénudés sur fond de couleurs psychédéliques.

 

Nous n’étions pas ici au buffet de la gare, mais bien dans un temple moderne de luxe et d’artifices, édifié, comme par hasard et par bonheur, sur les fondations d’une ancienne banque et il faudrait jouer serré pour éviter se faire pincer et enfermer dans ses chambres fortes.

 

Arrivée en tête à la patte de Millesoupirs, je pris aussitôt place à la table réservée pendant que mon complice se rendait aux toilettes placer quelques mouchards.

 

L’entrée suivante fut celle des sœurs Michemolle que nous avions revêtues de fleurs et de carreaux en passant par les lignes, cuir clair et capote en toile noire, avec la volonté affichée de se démarquer de cette mode qui nous asservit, pour qu’elles se fondent sans problème dans la beautiful foule. Elles se juchèrent au bar sur les tabourets Philippe Stark et démarrèrent au cocktail sans alcool.

 

Suivirent 53 bis et son amoureux des archives, surnommé la Fraude en raison de son adoration pour le fisc maudit, pendus l’un à l’autre et emmêlés dans leurs lèvres.

Puis vinrent Arturo et Ana et leur regard de conquérant sur le petit monde qu’ils croisèrent.

Ces quatre-là se tinrent au salon, blottis dans la soie avec, à leurs pieds en guise d’animal de compagnie, de jolies tables basses mais néanmoins raffinées. Ils commandèrent quelques sashimis et sashimois sont sur un bateau, avant de s’atteler au rapport textuel, qui devait me parvenir toutes les dix minutes.

 

La situation était calme. Les pions étaient en place. Le patron des lieux vint distribuer, magnanime, quelques clins d’œil, tapes sur l’épaule, mains et joues dans un rituel bien rodé. J’observais la salle entre deux bouchées de tartare de thon, juste ton, ni plus ni moins et quelques gorgées de Quinta de la Rosa, vin du Douro, juste choisi par le mille agent, qui savait parler aux papilles et aux femmes et qui connaissait le pouvoir des fleurs. Surtout des roses.

L’affaire sembla soudain s’emballer mais ce n’était qu’une fausse alerte, venue d’une difficulté à couper un morceau décent d’une lotte en croûte de kadaïf sur lit de chicons caramélisés, l’élasticité naturelle de la bête ne permettant pas le coup de couteau net et sans bavure, d’autant plus qu’il devait pourfendre une barrière de pâtes. Je terminai cependant sans tarder car nous approchions de la minute 53, celle de la vérité.

 

Dans un ensemble électroniquement orchestré, nous sortîmes respectivement nos billets de 500 euros, créant, dans le chef des serveurs, un vent de panique emportant les individus démunis à l’heure de rendre compte et monnaie vers le couloir menant aux locaux privés.

Sans nous faire prier, nous leur emboîtâmes le pas, moi en tête, 53 bis suçant ma route, le reste de la croupe en couverture.

La collision eût lieu à l’entrée d’une chambre forte, à l’instant où les contrefacteurs ayant omis de siffler deux fois, s’apprêtaient à faire tourner la planche à billets, sans le regard par-dessus l’épaule qui leur eût permis de sonner l’alarme au lieu de se retrouver menottés au pied de leur faiseuse d’eldorado.

 

Envolés rêves de papier, bonjour pyjamas rayés.

Moi je m’en retourne la savourer, cette bouteille du soleil voire en reprendre une toute pareille même sans la bénédiction d’un Millesoupirs tombant de sommeil et qui ne l’entend pas de cette oseille.

 

Bons baisers de partout.

 

Agent 53.

 

Rosa

Boulevard de Waterloo 36-37

1000 Bruxelles

Tél : 02 502 22 53

 

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Episode 26 : « La Roue d’Or »

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La roue d’Or

 

Mais que d’un œil. Comme le dandy du même nom.

Moi, j’aurais bien envie de les fermer, de me mettre en position du motus, de me retirer en moi-même avant de rouvrir sur le monde une pupille contemplative et bienveillante. Pour autant qu’on accède à mes dernières volontés.

Les évènements de ces derniers jours avaient été éprouvants et j’avais grand besoin de repas, de repos et de répit.

 

Le répit, je l’avais.

Et d’où, j’étais placée, je pouvais voir venir, l’ennemi, l’ami et même le soleil qui poudroie.

Assise au fond de la longue salle, au décor intemporel de la Belle Epoque, celle qui brusselait, je suivais des yeux le balai des serveurs, m’amusant à les poursuivre d’une glace à l’autre, le long des murs jusqu’à la verrière centrale, charmante et désuète.

Je m’étais enfuie du bureau, profitant du fait que 53 bis était allée prêter main forte et baisers mouillés au patron des archives. La petite s’était entichée de cet homme sans crier gare. L’individu avait finement manœuvré, glissant parmi les documents destinés à parfaire ma connaissance du mongole, afin d’être à la hauteur de mes adversaires, quelques textes à son usage personnel. J’ignore encore si le code international de déontologie fait mention de la sanction pour usage de billets doux dans le cadre de la recherche d’informations. La tour martiale et le passage par les larmes semblant un peu légers pour ce genre de crime, je prendrai le temps de la réflexion quant à la punition à appliquer.

 

Le repas, je l’aurai.

Mon ventre criait famine, mon petit corps tout entier était secoué par les affres du désir. J’avais une furieuse envie de blanquette.

Alors que je n’étais encore qu’une enfant, le soir même où maman me confia ma première mission, un plat fumant nous attendait sur la table. Elle se tenait face à moi, un peu guindée, avec l’air de quelqu’un qui cherche ses maux. Elle était belle, les joues rosies par l’émotion et la chaleur émanant de la cocotte. Quand elle s’est penchée vers moi pour me parler, des gouttes de sueur perlèrent sur les ailes de son nez, frémissantes sous la divine odeur. Du bout des doigts, elle les essuya doucement avant de les porter discrètement à sa bouche. Les doigts, pas les ailes. Conquise par la saveur du mets, elle me sourit, m’invita à m’asseoir et à manger avant que cela ne refroidisse.

Ce n’est qu’après qu’elle fit seller ma fidèle Enigma et m’envoya accomplir les premiers pas d’une incroyable destinée dans une chevauchée infernale au goût exquis de carottes et de veau mijoté.

 

Je revivais avec un sourire ému ces moments intenses quand une assiette pareille à celle de mon engeance se matérialisa devant moi. A la Roue d’Or, le service était à ce point parfait qu’il en paraît irréel. A croire que les bougres, même au bout de 20 ans de métier prêtaient serment d’efficacité tous les midis, à l’heure d’enfiler leur tablier.

Des boulettes parsemées dans la sauce, des morceaux de viande si tendres parsemés entre les boulettes, des carottes parsemées où elles peuvent, des pommes de terre nature parsemées entre elles un peu plus loin et surtout de la sauce, cette sauce à s’en tapisser les muqueuses, encore et encore, rien que du paradis après ces tristes jours sans pain.

 

Mais peu importe, le passé est le passé et il faut aller de l’avant et se consacrer à d’autres sidérations.

 

 

Comme celles de décider si après une blanquette généreuse, il est légitime de se laisser tenter par une choucroute.

Admettant, et c’est tout à mon honneur car les effluves de jambonneau et de chou suffisent à damner un nain, que légitime point ne l’est, je me rabats avec bonheur et légèreté sur une île flottante qui supporte mon poids le temps de quelques cuillerées frénétiques.

 

Tout bien réfléchi, je pense que l’on peut envisager et surtout les jours de grosse déprime, de grande fatigue ou de mauvaise haleine, de déguster une choucroute et une blanquette mais en commençant impérativement par la choucroute, les baies de genévrier servant de catalyseurs à la digestion des carottes et surtout de la sôôôôce.

 

Le repos, je le mérite.

Le temps de tirer les tentures de la Roue d’Or.

Et moi aussi déjà.

 

Bons baisers de partout.

 

Agent 53.

 

La Roue d’Or

26, rue des Chapeliers

1000 Bruxelles

Tél : 02 514 25 54

 

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Episode 25 : « Claude Dupont »

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Claude Dupont

 

Une fois n’est pas bitume, c’est sur l’asphalte d’une charmante avenue aux abords de la Basilique que m’attendait son altesse ségrégissime, la diva du spotting, la reine des abats, l’étoile des rêches, l’idole des houles, la championne toutes allégories, ma supérieure utopique : la merveilleuse Ana Mirena.

 

Feignant d’ignorer la superbe flaque d’eau mollement alanguie à ses escarpins et reflétant admirablement son magnifique sourire, je freinai des quatre roues afin de la questionner sur sa présence incongrue sur le trottoir à une heure où les enfants sont déjà mouchés.

 

Elle m’attendait. Et me le fit savoir télégraphiquement, sans cette abondance de mots que l’on retrouve parfois dans les bottes des gens qui ne se tiennent pas droit dedans et qui contribue bien sûr à rendre leurs propos peu compréhensibles.

 

Cette fière créature, ex-teigne des bleuettes de la promotion d’espions 1948, hissée aux plus hauts rangs à la lueur de son front, tremblait à l’idée de rencontrer nos homologues russes seule et armée de sa seule mauvaise foi. Que les choses soient claires, qu’elle ne compte pas sur moi pour y adjoindre la mienne. Ma seule mauvaise fois fut celle où nos pas se croisèrent initialement, rendant plus difficile l’éventuelle reconstitution, basée sur les empreintes, d’un crime qui n’eut pas lieu puisque entre gens du monde, on sait se tenir.

 

M’arrachant à ces amers souvenirs et à la dernière bonne idée de l’agent Millesoupirs, un élégant revêtement de siège en ceps de Chardonnay micronisé et sensé me masser le dos et les tempes pendant les traques épuisantes, je rejoins son étroitesse, d’esprit, et nous franchissons l’huis réputé de Claude Dupont.

 

Promptement accueillies par un maître d’hôtel impeccablement amidonné, nous déclinons avec hauteur nos patronyme, numéro de matricule et date des dernières règles, quoique ce dernier point reste plus difficile à formellement établir et sommes pilotées vers la table de Messieurs Yuri Gide et Igor Gasme qui se dressent d’un bel élan à notre arrivée.

 

Ma supérieure illogique s’étant pourtant mise en fret pour l’entrevue, cuir italien, bas allemands et lingerie française, c’est finalement complètement surgelée qu’elle prit place face aux blocs de l’Est.

 

Me gaussant de sa crispation et dégageant les dents jusqu’aux sourcils, je fis tinter ma coupe de cristal contre celle de mes vis-à-vis. L’heure était à la joie et aux frottements de mains. Grâce à ma seule ingéniosité et ma finesse intrinsèque, le félon Vladimir Ador dansait une autre polka depuis quelques jours et ce n’était certes pas grâce au concours de la toute belle, trop occupée à se vernir les ongles des pieds alors que j’usais les miens dans de dangereuses transactions, que Mimir, pour les intimes, se trémoussait au son des violons. Elle le savait, ils le savaient, je me pavanais.

 

Et je goûtais avec autant de délice les félicitations du jury que le très fin sashimi de saumon et loup de mer au caviar Sevruga que Claude, de ses petits doigts habiles, nous avait judicieusement préparé pour l’occasion. Elle, elle faisait rouler les œufs délicats du bout de la fourchette comme les petits pois desséchés d’une paella industrielle de Torremolinos, indifférente aux coups d’œil choqués de nos deux hôtes.

 

Le consommé d’étrilles aux Saint-Jacques et feuille de coriandre fut en tous points aussi délectable que le plat précédent et en tous points aussi dédaigné par Miss Lèvres Pincées tant et si bien que, devant ses efforts de déglutition, nous crûmes que Monsieur Dupont se fournissait en étrilles au manège le plus proche et non pas chez le meilleur poissonnier.

 

Elle n’en pinça pas plus pour la timbale de homard et mousseline de jeunes poireaux. Nous, nous pinçâmes ! Et aussi pour nous retenir de rire devant tant de mauvaise volonté. Est-ce l’idée de la timbale qu’elle n’avait pas décrochée elle-même ou le terme jeune qui la heurtât ? La question et la convive étant indignes d’intérêt, nous nous pourléchâmes en les ignorant.

 

Craignant que la selle de chevreuil en noisettes rôtie au thym frais ne provoque une nouvelle crise d’allergie aux équidés, nous suppliâmes de renvoyer son assiette en cuisine mais, au pied du mur comme un enfant qui refuse de manger, elle déclara tout net qu’elle adorait les noisettes et qu’elle se sentait en appétit. Ce qui lui et nous fit le plus grand bien, car la selle était joliment ouvragée, rebondie à souhait et le thym, par son effet hypotenseur, permit la vascularisation à une moindre pression de ses neurones déficients.

 

C’est ensuite avec une mine épanouie, inconsciente de son attitude ridicule, qu’elle fit honneur aux desserts, menaçant de gâcher nos derniers sursauts de gourmandise par une reprise de logorrhée grandiloquente, vantant tour à tour la qualité du service, le parfait équilibre des saveurs, le confort de l’endroit alors que tout portait à croire qu’elle n’en avait vu que l’envers ! 

 

J’ai renoncé depuis longtemps à essayer de comprendre son comportement puéril et son incapacité à se réjouir du succès d’autrui, d’autant plus qu’autrui n’était tout compte fait que moi, son inférieure héroïque, aussi humble dans la victoire que consciente de ses limites.

Mais il est vrai que rien ne me résiste. Ou si peu …

 

Bons baisers de partout.

 

Agent 53.

 

 

Claude Dupont

Avenue Vital Riethuisen, 46

1083 Ganshoren

Tél : 02 426 00 00


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Episode 24 : « Hong Kong (suite) »

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Hong Kong Express.

 

…suite

 

Le filet de bœuf à la sauce d’huîtres crépitant dans son plat arrive à point pour combler mon manque d’inspiration.

Iï, ce minable boueux, dégoulinait sur mes escarpins et un léger ronflement ainsi qu’un mouvement ascensionnel régulier de la nappe indiquaient que la fatigue avait eu raison de ses dernières forces.

Usant de tout mon charme, mastiquant le bœuf trop cuit langoureusement, veillant à ce que les effluves de la sauce lui enchantent les narines, j’allais parvenir  à persuader Totole de mon innocence quand une voix bien connue me fit sursauter.

 

Millesoupirs ! Mais que diantre faisait-il ici ? C’était son soir de couillon pourtant.

Cette arrivée ne me seyait pas du tout. Dans cette affaire, je jouais cavalier seul, même mon inénarrable 53 bis ignorait tout de mes activités nocturnes.

 

Il ne fallait pas que cet ours me voie en compagnie du gorille.

Ne lui laissant pas le temps de s’essuyer la bouche, c’est les lèvres encore brillantes de jus que je le force à se lever et à me suivre vers les toilettes. Interpellé par mes façons directes, il ne parvient pas à retenir un soupir de déception quand je lui explique la raison de notre présence en ces lieux. Dans un chuchotement désarmant de franchise, je lui avoue que la personne qui vient d’entrer n’est autre que mon mari. Un mari jaloux, persuadé que je le trompe avec le premier venu pour autant qu’il porte des caleçons Armani et qu’il ait de jolies mains. Contemplant ses mains, Totole compatit et promet de rester sage comme une image le temps qu’il faudra.

 

Au lieu de regagner ma place, je passe à l’attaque. Et je m’octroie le suprême plaisir d’une petite scène, histoire de déverser mon trop plein d’émotions sur un pauvre Millesoupirs qui se ratatine dans sa peau devenue soudain trop grande. Il m’avait suivie jusqu’ici, après avoir perdu plusieurs fois ma trace, distrait par les résultats du foot à la radio, puis avait reconnu ma voiture garée sur la place. Pourquoi ? Parce que 53 bis l’avait inquiété. Ayant surpris mes échanges téléphoniques, elle en avait conclu que cette nuit allait être chaude !

 

Allons bon, le brave homme ne sait rien de plus. Décidant de le brosser dans le sens du poil, je le rassure et pour lui faire comprendre que son inquiétude me flatte, je nous commande son plat favori : le canard laqué.

 

La serveuse s’en étant allée, probablement prêter main forte au chef pour tenir la bête pendant qu’il la laquait, et surtout lui raconter que depuis peu les hommes se volatilisent dans le restaurant, je mets à profit ce petit intermède pour évaluer les possibilités de tirer mon épingle du jeu pendant que mon ami babille aimablement.

 

Il n’a le temps de se délecter que de neuf petites tranches de viande et d’autant de petites crêpes roulées qu’un courant d’air soudain me fait frissonner, annonçant l’arrivée bruyante de deux individus aux mines vestibulaires.

Volant à mon secours, notre vigilante hôtesse interpose entre notre table et leur regard ses yeux de jais et son mètre cinquante, étonnée de voir autant de passage sur son territoire un morne soir de semaine.

 

Les deux mines mandibulaires ne sont autres que les tireurs embusqués dans la maison déserte. Il n’y a pas une minute à perdre, et n’en perdant pas une, je quitte furtivement ma chaise pour gagner la tenture la plus proche.

D’où je peux apprécier tout le self-contrôle d’un Millesoupirs affichant une bonhomie plus vraie que nature, terminant son canard laqué en ignorant superbement les questions des deux hommes de main.

 

C’est alors que la petite, si calme jusqu’à présent, se met à hurler. Un horrible hurlement en manchou, dialecte dont je possède une connaissance assez approfondie, et qui, à peu de choses près, signifie en français courant qu’elle en a sa claque de tout ce cirque et que si y veulent pas manger, y s’ont qu’à s’casser !

Sa transe est si impressionnante que, même armés jusqu’aux dents et des pires intentions, ils détalent comme des lièvres.

 

Sortant de ma tenture, je joue les ingénues, m’enquérant de la raison de ces cris que j’avais entendus alors que j’étais sortie prendre un peu l’air, incommodée par l’odeur de la laque.

Jouant les ingénus, le plantigrade bougonne un « c’était rien » du fond de sa poche ventrale à canard et me fait savoir qu’il doit y aller, qu’on l’attend pour le couillon.

 

L’ours dûment baisé sur le front et à peine parti, je file aux toilettes retrouver mon garde du corps, qui comme promis, se tient sage comme une image, assoupi contre le lavabo. Le réveillant à grands jets d’eau froide, je l’exhorte à foncer au plus vite, car la vie de son patron est en danger. Me saluant en claquant les talons, il les tourne et sans un aboiement, en bon chien de garde, s’encourre au secours de son maître.

 

Il n’en reste plus qu’un. La boue a séché sur ses joues, un léger filet de bave luit sur son menton, et dans son sommeil, il serre contre son sein, une pochette de cuir fauve. Le réveillant d’une main douce, je le redresse, écarte ses petits bras pour recueillir le fruit de ma quête et lui remets les quelques trésors pour lesquels il a pris autant de risques. L’assurant qu’il peut compter sur moi pour avoir la peau de son ennemi juré, je le pousse gentiment vers la sortie.

 

Il ne me reste qu’à payer et à remercier la volcanique serveuse.

L’addition est légère, mon cœur aussi et je pense que cette nuit, pour une fois, je dormirai du sommeil du juste et du travail bien fait.

 

Bons baisers de partout.

 

Agent 53.

 

Hong Kong Express

75, rue de Bruxelles

7850 Enghien

Tél : 02 395 58 88 

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Episode 23 : « Hong Kong Express »

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Hong Kong Express

 

L’affaire s’était révélée bien plus délicate que je ne l’avais prévue.

Cela s’était très mal passé et la transaction avait tourné en eau de boudin en un temps trois mouvements. Premier temps : chauffer l’eau. Premier mouvement : plonger les boudins. Second : ressortir les boudins. Troisième : garder l’eau.

 

J’étais parvenue à négocier l’échange de preuves accablées permettant de démanteler le réseau bruxellois de la mafia russe contre un lot de vinyles de Gilbert Bécaud, incluant une version inédite de «  Nathalie, mon guide, Naaathaalie », le code génétique de l’hormone de croissance de l’esturgeon femelle et la traduction de « Guerre et Paix » en borain.

Mon contact, frère de la sœur du garde du corps du chef Vladimir Ador, vouait une haine terrible à ce dernier, depuis que Mimir, pour les intimes, l’avait battu en finale d’un tournoi de Mictionnary, jeu dégoûtant et dont l’énoncé des règles n’apporte aucun élément intéressant à la suite des évènements.  

Grâce à son frère Anatole, Totole pour les dames, garde du corps d’élite, il avait eu accès à des informations capiteuses et aveuglé par la colère, il n’eut de cesse de trouver l’allié ou la liée qui lui permettrait de faire taire à jamais son ennemi juré, Mimir !

Et nous nous sommes donc trouvés.

 

Et retrouvés dans une maison en rénovation, perdue en pleins champs et plein coin perdu de brabant flamand.

Fan polyvalent de Bécaud, de Tolstoï et de James Bond, le traître souhaitait faire l’échange dans un endroit discret, lugubre chantier, entre les sacs de sable et les canettes de bière vides.

Au moment où nous allions conclure, une voix sinistre se fit entendre de derrière un mur en construction : « que personne y bouge et les mains en l’air ».

Nous avions été doublés.  

 

Souffrant d’une légère perforation du tympan suite à un exercice sauvage de tir, je ne pus qu’ignorer l’injonction et m’encourir, bredouille, sous le feu nourri de projectiles malveillants, renversant échelles et pots de peinture, pour retrouver le cuir réconfortant de mon cabriolet. Et m’envoler, à tire d’ailes, vers la ville la plus proche, sa grand-place et un havre que la providence plaça sur ma route cernée de bûches.

 

La porte vitrée du restaurant me permettant de vérifier l’intégrité de ma coiffure, d’où à peine deux cheveux dépassaient, c’est le front et le verbe hauts que je m’adresse à la petite personne souriante qui m’accueille.

 

Lui confirmant que conformément aux apparences réelles qui s’offrent à ses yeux, je suis seule, je me laisse conduire à une table du fond que je plonge dans une semi obscurité en dévissant quelques ampoules, signifiant aux dragons de faïence que la marchande de sable est passée.

 

Quelques kroepoek plus tard, la discrète jeune femme ayant glissé, évanescente sur ses pantoufles de soie, ma commande en cuisine et s’affairant à quelque vaisselle derrière le bar, se présente à l’huis, un individu boueux, la pommette turgescente, le front ceint d’un morceau de fil barbelé. Entre deux sanglots, il réussit à hoqueter la raison de sa venue : le 53, canard rôti aux légumes variés.

Je le reconnais au son de sa voix, le reste n’offrant que peu de ressemblance avec mon souvenir : mon contact ! Rien n’est perdu, si cet idiot a encore en sa possession les documents, l’échange peut se faire.

 

Captant son attention par un léger toussotement, je l’attire à ma table. Andréï, Iï pour les amis, semble choqué, je le ramène à la vie en l’éventant d’un 33 tours  tiré de mon sac à malice. Partageant généreusement mes hors d’œuvre maison, bien que déplorant que son choix se soit porté sur les dim sum à la vapeur qui ont ma préférence à moi, je le vois reprendre des couleurs et lui propose de ranger son fil barbelé dans son cartable.

Mais avant qu’il ait pu me confier les informations, la porte s’ouvre à nouveau et le ciel semble s’abattre sur les épaules de mon pusillanime convive. Je comprends de ses balbutiements que la personne qui discute avec notre gente serveuse n’est autre que Totole, son frère et garde du corps de Mimir, qui sous prétexte d’une envie urgente de 69, porc laqué, le traque.

Réalisant aux spasmes de Iï que, pour une raison obscure, il a peur de son grand frère, je le cache à mes pieds, sous la table, veillant à ce que les pans de la nappe soient bien rabattus.

 

Je fais bien, car le voilà qui s’avance vers moi. Se présente, je m’appelle Anatole, Totole pour les dames, et m’explique qu’il recherche son frère, suspect du vol de quelques babioles et une jolie jeune femme, à moitié folle avec qui affaires il devait faire. Fariboles, lui réponds-je, asseyez-vous et cessez de penser, cela vous rend tout mol. Ensuite, de riz, vous prendrez bien un bol.

 

A suivre …

 

 

Bons baisers de partout.

 

Agent 53.

 

 

Hong Kong Express

75, rue de Bruxelles

7850 Enghien

Tél : 02 395 58 88

 

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Episode 22 : « Le Grand-Ryeu »

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Le Grand-Ryeu

 

Pour une fois, je sèche.

N’étant pas coutumière du fait mais plutôt de son contraire, je tente de mobiliser ce qu’il me reste d’énergie pour rédiger un rapport détaillé à ma supérieure héroïque.

 

En cette veille de Noël et sur base des divagations de l’agent Millesoupirs, qui, dans la vie a deux passions, la ripaille, les bas à couture et les parties de couillon, Ana Mirena avait eu la merveilleuse idée de nous envoyer en reconnaissance sur le terrain.

 

Nous partîmes donc en et dans la campagne sous une fine neige, sifflotant gaiement les premières mesures du pont sur la rivière Kwaï. Mais rien que les premières mesures.

Millesoupirs, sa petite-fille en congé solaire et moi.

Attachée de près par tout ce qui traînait dans l’engin de la mort, ceintures de sécurité, cordes, mèches dont la longueur devait permettre de faire sauter le pont de la rivière Kwaï du haut de la colline, je regrettais seulement que ma minerve préventive m’oblige à fixer la route sans pouvoir en détacher le regard.

Rouler à perdre la raison, rouler à n’en savoir que dire, à n’avoir que ça d’horizon, et ne connaître de mission que par la douleur du partir…

Depuis l’été passé, l’ingénue avait ajouté quelques balles à son arc et conservait sans difficulté le break Peugeot de son grand-père sur deux roues à du 120 kms/h.

 

Nous arrivâmes un peu avant que midi ne sonne au clocher du visage.

Mirena, dans son infinie bonté, avait conçu l’adorable projet de tous nous réunir en ce prochain début d’année.

Elle voulait l’évènement grandiose et rythmé de telle façon qu’elle puisse nous distiller son nectar goutte après goutte. Quinze plats, ça suffit ? s’était gentiment enquis Millesoupirs, rubrique gastronomique en chair et en bosses et dont elle avait l’oreille.

 

Nous voici dès lors installés, clients privilégiés, dans ce pittoresque restaurant, testeurs innocents de sa majesté, craintifs comme trois coureurs de demi-fond égarés sur la ligne de départ d’un marathon.

 

La petite mise en bouche et la gamine prend le mors comme si l’on négociait une salade de coques à la manière d’un galop de charge.

 

Au foie gras de canard en croûte de spéculoos, son avance est considérable et c’est à peine si ses papilles s’émoustillent des subtils arômes aigres-doux.

 

La roulade de saumon mariné au mascarpone et herbes fraîches nous redonnent un second souffle et la saveur vivifiante du plat maintient la distance qui nous sépare à quelques bouchées.

 

Le filet de rouget au coulis d’oranges confites glisse en douceur dans son estomac sans que la moindre arrête ne freine malencontreusement son élan insolent.

 

Le cabillaud sur fondue de poireaux et vinaigrette au chocolat blanc, plat mis au point pour Jean Galler à l’occasion d’une dégustation, ne lui fait même pas tirer la langue, au contraire, elle s’en lèche les canines.

 

Avec le Parmentier de Saint-Jacques au parfum d’olives, l’espoir surgit, quand fanfaronnant, elle engloutit la bête d’un coup et que ses cinq centimètres de diamètre lui obstruent le gosier le temps de quelques foulées.

 

Le capuccino de chicons conforte notre position et emporte nos suffrages.

 

Le sorbet minute aux fruits de la passion « samba » nous donne des ailes. Les herbes de chez Smolarek, ex-botaniste du KGB exilé à Mons et la technologie du packojet qui sorbette plus vite que son nombre nous propulsent à sa hauteur.

 

L’espuma de choux-fleurs et crevettes grises nous soutient aigre-doucement.

 

Dans la côte d’agneau sur lit de purée au Camembert, nous la dépassons.

 

Le mini-tournedos grillé sur galette aux deux pommes, jus léger au sirop de Liège entretient la percée des deux pauvres pommes dont elle se gaussait et qui désormais lui tournent le dos.

 

Au fromage de chèvre frais, compote de poires, elle nous refait le coup de la Saint-Jacques mais cette fois sa gourmandise n’étant pas entravée par un diamètre trop conséquent, elle revient dans notre sillage.

 

La mousse de fromage « bleu », pain aux raisins, maison, n’amasse pas pousse et nous courons à présent épaule contre épaule.

 

La véritable crème brûlée à la lavande lui titille tant et si bien les naseaux qu’elle s’envole vers la victoire.

 

La palette de desserts clôture l’épreuve dans un dernier régal sucré et nous lui concédons une demi tête, eu égard à son jeune âge et à son sens du goût développé. Mais qu’on ne vienne plus dire qu’elle fait trente kilos toute mouillée !

 

Nous sommes de retour. Je conduis. La famille ours ronfle à l’arrière. J’ai enfin rassemblé mes éloges, noté mes impressions, connoté les saveurs. Je donne le feu vert à Mirena, impatiente de voir ses lèvres pincées s’arrondir en cœur au fil des plats.

Ne serait-ce que pour me venger de maman qui, plongée depuis le matin dans ses livres de cuisine, m’attend pour le réveillon.

 

Bons baisers de partout.

 

Agent 53.

 

Le Grand-Ryeu

Rue Goëtte, 1

6470 Grand-Rieu

Tél : 060 45 52 10

 

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Episode 21 : « Château Gravenhof »

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Château Gravenhof

Ma dernière pensée fut pour le petit Bob.

Le petit Bob, enfant trouvé sous le porche d’une église, avait très vite connu une passion dévastatrice pour les véhicules du même nom. Arrivé à l’âge adulte sans encombre malgré ses loisirs suicidaires, il fut recruté par notre Bureau et promu Bricoleur en chef.

Ma dernière pensée fut donc pour le petit Bob. Pour le maudire et l’envoyer en enfer où j’aurai deux mots à lui dire, d’ici quelques instants !

 

Sauf que ce ne fut pas ma dernière pensée.

 

Mue par un instinct instinctif de survie, je pars aussitôt à la recherche de la suivante, que je localise sans difficulté à 53 degrés ouest-ouest de mon lobe temporal gauche. Ecrite en gras, grande police et soulignée, elle est explicite : « sors de cette carcasse fumante, attrape ton sac et file te mettre à couvert ».

J’obtempère et mère sans discuter.

 

Cette voiture est une merveille technologique, à l’épreuve des balles, foule équipée, d’une tenue de route irréprochable, m’avait menti le Bricoleur.

Il est vrai qu’elle a résisté aux premières rafales de Kalachnikov mais vite, et malgré mes audacieux slaloms, les projectiles avaient eu raison de la direction et des freins. Gardant la tête froide, je n’avais eu d’autre solution que de quitter l’autoroute et de m’abîmer en plein décor, le long de cette chaussée. Surprenant mes assaillants par mon brutal changement de cap, je pouvais compter sur quelques minutes de répit avant que leur parka n’apparaisse dans mon champ de bison.

 

Mon sac de marin Jean-Paul Gautier sur l’épaule, je rampe vers les buissons les plus proches. Je ne suis que légèrement blessée, quelques contusions et juste une vilaine plaie de l’arcade souricière gauche qui me trouble la vue. Posant mon miroir de poche sur une pierre, je profite de la clarté de la lune pour en rapprocher les berges d’un fin surjet intradermique.

 

Personne en vue. Derrière les broussailles, un parking et un château brillamment éclairé. Un peu décentré, un escalier mène aux caves aménagées en restaurant, le reste du bâtiment étant dévolu aux salles de séminaires et à une quinzaine de chambres aux étages.

 

D’abord se changer. A l’aise. Armant mon Walter PPK, je prends le temps d’éteindre toutes les lampes du parking d’un coup entre les deux yeux. Le reste n’est qu’un jeu d’enfant. Me dévêtir entre deux voitures, endosser mon déguisement, que je me félicite mentalement d’avoir repris au pressing avant cette folle poursuite, et fourrer mes habits sales dans le sac me prennent en tout et pour tout 53 secondes.

 

Mon entrée dans la brasserie soulève quelques exclamations mais rapidement, tous les nez blasés replongent dans les entrecôtes, trappistes, brochettes géantes et pichet du patron.

Choisissant une table éloignée de l’entrée, je me réfugie derrière la carte pour souffler un brin.

Tout organisme, fut-il aussi mignon que le mien, qui a croisé la mort sans s’arrêter, se voit assailli par une faim dévorante, une fois le danger écartelé.

C’est pourquoi, je fonds à gorge dépliée sur l’assiette fumante de raviolis au saumon, oubliant de noter au passage la raréfaction du poisson dans nos eaux au profit de la crème, trop heureuse de faire taire mon pauvre estomac à grands coups de pain trempé dans la sauce.

Mon sérieux statut d’image pilleuse m’interdisant les tentants Ribbetjes, trop difficiles à sucer religieusement, je reporte mon furieux appétit sur un pavé de bœuf saignant, sa profusion de crudités et le généreux plat de frites qui devront me remettre sur pied si jamais je me relève.

 

Brusquement, la massive silhouette des frères Bogdanoff s’embrase dans l’encadrure de la porte. Mes poursuivants, hommes de main du puissant Vladimir Ador, chef de la mafia, sont de redoutables crapules, alternant les parties de roulette russe et celles de chasse-coeur, les jours de pluie.

 

D’un geste discret, j’entrouvre mon missel des dimanches à la page 53 afin d’ôter le cran de sécurité du PPK caché dans le livre trafiqué et je le dirige vers leurs torses torves.

Mais leur regard bleu d’Oural glisse sur moi sans me voir. Je suis insolite dans ce décor mais je ne suis pas la créature qu’ils cherchent. Ils ont ordre de ramener la jolie espionne qui fouinait dans leurs affaires, bottes de cuir et pantalon noir et non pas une sœur franciscaine, plongée dans le 3e dimanche de l’Avent, sandales et blouse grise et dont la coiffe menace de périr dans la mayonnaise.

 

Tournant le pas en grommelant, ils diffèrent la balle en pleine tête et s’en retournent, la queue basse, rendre compte de leur échec.

Croisant sans étonnement, au point où ils en sont, un frère jésuite en grande tenue, qui, dès qu’il m’aperçoit, m’adresse un salut respectueux.

 

Oh non, mon Frère, laissez-moi finir en paix. Je ne suis pas celle que vous croyez.

L’habit n’a jamais fait le moine. Et encore moins, la moinette. Même au fût.

 

Bons baisers de partout.

 

Agent 53.

 

 

Château Gravenhof

Chaussée d’Alsemberg, 676

1653 Dworp

Tél : 02 380 44 99

 

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Episode 20 : « Les Ateliers de la Grande Ile »

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Les Ateliers de la Grande Ile

 

J’étais d’humeur guillerette.

Cela faisait plusieurs jours que j’opportunais d’étrenner mon nouveau manteau de cuir fauve et cette ravissante paire de bottes que je m’étais offertes, une folie, hier après-midi.

L’air était vif, et j’allais, le pas insolent, le long des vieilles façades chargées d’histoire. D’une audacieuse manœuvre, je m’étais glissée entre deux bittes, interdisant le stationnement aux simples mortels et j’avais accepté, l’air hautain et indifférent, les compliments adressés par les badauds à mon incroyable carrosserie.

 

La soirée était prometteuse. Le restaurant où m’attendaient mon bras droit ainsi que nos deux slaves contacts, Yuri Gide et Igor Gasme, était un endroit d’ambiance, faite des quarante degrés et quelques qui vous parcourent le corps à la vitesse d’un incendie dans la steppe et d’une musique endiablée qui vous force à vous accroupir et à croiser les bras sur la poitrine en sautillant en cadence.

 

J’y avais déjà mangé en compagnie de maman et de son très digne statut de directrice de l’EPEE. Je ne conservais pas un souvenir impérissable des chachlik et autres joies roboratives mais bien de sa voix de soprano enrhumée, quand après une dégustation de divines vodkas, elle avait tenu à accompagner les musiciens. Ces quatre pauvres moustachus n’oublieront jamais leur désarroi quand elle entonna « Elle vendait des cartes postales… ». C’est en pareilles circonstances que pleurent vraiment les violons.

 

Cette fois encore, l’ambiance semblait être de la partie. Du haut de la rue, j’assistais, incrédule, à une débandade hurlante d’individus hagards. Devant l’entrée du restaurant, une rescapée échevelée molesta sans façon ni respect pour ma dernière acquisition de cuir fin, mes orteils innocents.

Je commençais à avoir de sérieux doutes sur l’issue de l’entrevue. Quelque part dans mon sublime esprit, une sonnette d’alarme s’était déclenchée et je décidai de passer en mode furtif.

 

Ne négligeant aucun détail, je progresse à présent tous feux éteints dans le couloir qui mène à la salle principale. L’oeil aux aguets, je perçois une lancinante mélopée rythmée par des claquements de dents issus de plusieurs bouches, à en croire leurs timbres différents, le tout réalisant, ma foi, un plaisant ensemble musical. N’ayant pas le loisir de savourer le concerto improvisé, je risque une œillade en coin dans la pièce et me retranche aussitôt dans la pénombre, le temps de compter jusqu’à 7.

 

Cet aimable repas se voulait être un prélude à une future collaboration. Nos Services avaient été contactés par le gouvernement russe désireux de faire tomber quelques têtes au sein de leur mafia bruxelloise. L’idée d’éclaircir un peu les rangs de ce vil réseau avait séduit nos naïfs dirigeants mais l’entreprise était périlleuse, raison pour laquelle, 53 étant un nombre premier, l’on m’avait choisie entre tous.

 

Dans la salle, la pression semble retomber peu à peu. Les maxillaires se sont immobilisés, la musique s’est tue, faisant place à un silence de mort entrecoupé de suppliques des misérables moujiks à la tsarine.

Ayant perdu le compte des 7 premiers chiffres de l’alphabet à plusieurs reprises, je m’accorde un détour aux cuisines, histoire de me concerter avec moi-même. Inspirée par les saveurs détonantes d’un chou farci, d’un Kulebiak et de quelques blinis au caviar, la conduite à tenir en pareil cas de fissure m’apparaît limpide comme les eaux de la Volga après une nuit d’orage.

 

Sifflotant la chanson de Lara en signe de reconnaissance, je pénètre dans l’arène.

Au milieu des tables renversées, trône son Altesse. Face à elle, à genoux, les mains sur la tête, quatre musiciens en piteux état, zombies promis au goulag. Sur le sol, deux messieurs en costume et lunettes noires, sont étendus, face contre terre, membres aux cinq points cardinaux. Jetées en aumône à ses pieds, diverses armes de poing et leurs munitions.

Elle domine la situation. Installée à la seule table intacte, un Colt 45 à portée de main, elle sirote une vodka en faisant claquer dans les airs, un fouet décroché du mur et détourné de sa fonction décorative.

 

« Qu’est-ce à dire, 53bis ? » m’enquiers-je, narquoise.

 

« Gide et Gasme, ces deux rustres au patronyme peu orthodoxe, se sont conduits de façon cavalière. C’est tout et suffisant. »

 

Un petit goût de Tchernobil, un restaurant évacué, des efforts de diplomatie en perspective parce qu’une jouvencelle s’est sentie outragée !

La poudrière des Balkans pour un baiser ! Posé sur ses lèvres dans un élan protocolaire par deux espions venus du froid et regrettant amèrement d’en être venus.

 

Ah, comme déjà je le plains, cet heureux homme sur lequel elle jettera son dévolu, son absolu et ses foudres.

 

Bons baisers de partout.

 

Agent 53.

 

Les Ateliers de la Grande Ile

Rue de la Grande Ile, 33

1OOO Bruxelles

Tél : 02 512 81 90

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Episode 19 : « Le Chapeau Blanc »

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Le Chapeau Blanc

 

Il s’agit avant toute chose de définir l’objectif. Il est inutile de rappeler que le but ultime de chaque mission est d’agir pour le bien de notre nation et dans son sens le plus large de l’humanité entière. Et que ce qui s’énonce clairement, s’assoit aisément.

Dans son sens le plus strict, l’objectif doit être cerné et consterné avec le plus grand discernement, pour autant que cela soit possible.

Il y a lieu ensuite de désigner les agents qui vont entreprendre la périlleuse aventure.

De les informer, les former et les déformer en conséquence.

 

Déjà, la petite étouffe un bâillement derrière sa vodka-orange pressée, et pourtant, il suffit de partir à point.

La journée n’a pas été facile pour 53bis. Chargée par notre supérieure yéménite de rendre compte de l’avancement des travaux de construction du Falloscope, elle l’avait passée dans un coin du labo à assister, médusée, aux élucubrations d’un savant fou égaré à Legoland.

De retour au bercail en fin de soirée, j’avais eu pitié de sa mine défaite et attrapant Millesoupirs au passage et par le revers de la peau, j’avais conçu la merveilleuse idée de lui redonner du cœur au ventre en le lui remplissant.

 

Bien sûr, je ne me doutais pas que l’énergumène, attendri par l’éveil de ma protégée à la vraie vie, allait se lancer dans un cours de propédeutique.

 

Détournant l’attention de mon vieil ami de son besoin pédagogique, je lui propose de la reporter sur la carte. Qu’il consulte en un éclair et deux coups de tonnerre pour décréter que des huîtres tous nous allions prendre, suivies d’une sole meunière, histoire de prendre le large.

 

Le large, je le prends peu à peu et je les laisse tous les deux, lui à sa rhétorique, elle à ses efforts ingénus pour péroraison garder.

 

Nous sommes dans une brasserie typique, aux allures de café parisien à la mode bruxelloise, salle haute découpée en alcôves, banquettes de cuir et table de bois, grand bar, serveurs efficaces en long tablier, écailler et escalier. Il y règne une douce animation, même à cette heure de la nuit. Je me laisse bercer par les hors propos de Millesoupirs sur fond de bavettes joyeuses.

 

Toujours rester sur ses gardes, c’est un principe impératif qu’aucun subjonctif ne doit jamais faire oublier. Rien dans les mots que nous utilisons ne doit faire comprendre ce que nous disons. Il est essentiel que le tiers ou le quart qui capture notre conversation soit convaincu que nous échangeons des bananités, ce qui est d’ailleurs le cas.

 

Assurant notre professeur de la justesse de ces paroles puisque effectivement rien dans les mots qu’il a utilisés n’a pu faire comprendre ce qu’il a dit, nous accueillons avec enthousiasme le premier des dérivatifs iodés.

Fort malheureusement, les gentilles petites choses baveuses ont beau se serrer les coudes, se battre comme un seul homme, essayer la formation en carré, en losange, en quadrature de cercle, c’est en spirale infernale qu’elles rejoignent leur dernière demeure, au fin fond d’un estomac d’ours affamé de partage de connaissances.

Nous qui n’en sommes qu’à notre deuxième huître, nous croisons un regard vaincu et rentrons les épaules, prêtes à recevoir la prochaine déferlante.

 

Toujours pouvoir se servir de l’objet le plus anodin comme d’une arme. Un tire-bouchon peut se transformer en un redoutable trépan. Une pince à cheveux habillement fixée à certaines parties sensibles d’un individu fait parler les plus coriaces. Un simple stylo peut se glisser jusqu’à l’aorte pour autant qu’on y mette un peu de bonne volonté. Chacun de nous est une tombe à retardement. Qu’on se le dise.

 

C’est peine perdue, rien ne changera le cours de cette soirée. La sole peut se montrer délicieuse, les frites faites maison à base de vraies pommes de terre, le beurre baratté dans la meilleure ferme, le citron issu de la plus belle récolte, rien n’arrêtera la logorrhée de notre ami.

Par respect pour son grand âge, sa digestion boiteuse, ses boucles en ribote et ses yeux en papillote, nous chassons toute velléité de l’interrompre et acceptons avec bonne humeur et fatalisme la divine parole et le café rédempteur.

 

Tout ce que je risque, c’est d’être bercée par mille soupirs, au plus profond de ma nuit.

Pour me changer du bruit de la fuite d’Axo.

Mais faute de crapaud, on rêve d’ours. Est-ce que c’est grave, docteur ?

 

 

Bons baisers de partout.

 

Agent 53.

 

Le Chapeau Blanc

Rue Wayez, 200

1070 Anderlecht

Tél : 02 520 02 02

 

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Episode 18 : « I Trulli »

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I Trulli

 

Y a des jours où l’on a envie de tout casser.

Je dois faire partie de ces gens qui habillent les histoires d’une violence permanente, ce qui constitue un avantage indéniable dans mon beau métier mais peut nuire aux rapports humains quotidiens.

 

Ce matin, quand Mirena, du haut de sa qualité de supérieure chaotique, m’a annoncé que je dînais avec le professeur Corpus Lutéus, assembleur attitré d’un Falloscope Nucléaire Comprimé imaginaire à ce jour, je lui aurais bien sauté au visage. Pour conserver un calme de surface, je me suis concentrée sur les vingt poils de son menton à qui la pince à épiler avait laissé la vie sauve. D’une voix suave, je lui ai répondu que ce serait avec le plus grand plaisir, ma chère, que je tiendrais compagnie à l’illustre savant. Je me suis ensuite poliment enquise de la date de la fête de ma bien-aimée chef, comptant lui faire cadeau d’un miroir grossissant pour l’occasion.

 

Durant la matinée, je pensais avoir retrouvé une sérénité de profondeur mais les faits m’ont donné tort. Déjà passablement agacée par les halètements idiots du sharpei que 53bis venait de recueillir, j’ai mal supporté que le cabot débile s’emmêle les plis et fasse tomber le seau de café nécessaire à l’éveil de sa maîtresse dans mon tiroir de dossiers top secret. C’était soit abattre l’animal, voire sa propriétaire, d’un coup de parabellum entre les deux yeux soit claquer la porte. Pour le bien de tous, j’ai opté pour le second choix.

 

Mirena voulant s’attirer toute la sympathique du brillantissime Lutéus, à qui elle avait confié voici quelques mois l’illusoire mission de fabriquer une arme révolutionnaire au moyen de plans falsifiés, avait cru bon de faire réserver une table dans un endroit réputé.

 

Grand bien lui prit car l’homme était, à ce qu’il paraît, sensible à ce genre d’attention. Raison pour laquelle bien sûr et afin de ménager toute sa susceptibilité, elle nous avait chargée, moi et ma diplomatie, de réparer les pots cassés.

Grand mal lui prit car ce midi, pour ma part, j’avais juste envie de grignoter un bout de fromage en graissant quelques armes.

 

Il faut dire qu’une certaine hargne s’était emparée de moi depuis la veille au soir.

A peine couchée, soigneusement douchée et dûment mouchée, je m’étais touchée. Le front d’un index rageur. Demain, jour pour jour, cela ferait un an qu’au décours d’une rixe sanglante dont je gardais encore une vilaine cicatrice sur l’omoplate et Axo des paresthésies du trijumeau, l’Abominable m’avait faussé compagnie, embarquant de justesse sur un vol pour Florence.

 

Le brillant individu est arrivé avant moi. Composant un sourire engageant, j’accepte sa poignée de main avec courtoisie, omettant de remarquer le pan de tissu qu’il emporte dans son maladroit passage à la position debout. C’est même avec un certain détachement que je repositionne les assiettes miraculées sur la nappe immaculée.

 

I Trulli est ce genre de restaurant où la musique se montre énervante, polie et sans âme, où les serveurs se ressemblent, polis et sans âne et où les miroirs vous assemblent, polis et sans drame, sur fond de mur saumon, une image assez précise de votre mine boudeuse.

Lutéus semble d’humeur prolixe. Il me suffit d’hocher en cadence pour qu’il reprenne le fil de son verbiage, interrompu par quelques soupirs d’aise accompagnant les pâtes maison.

Conquis par le filet de sole au romarin et épinards, la gastronomie ayant fait son œuvre et le vin délicieux l’ayant parachevée, je le sens mûr pour entendre la chose.

 

Les microfilms séjournant dans un bain de cécémel et de boules au coca au fond de l’estomac d’un gnome croisé au Salon 58, ont pu être récupérés par d’habiles médecins. Nos experts sont parvenus à les rendre lisibles après séchage au flux laminaire inversé sur lit de charbon de bois parfumé à la menthe sauvage.

 

Hormis quelques nucléotides par ci, par là, une broutille, nous possédons maintenant le code du FCN.

Nous sommes persuadés en haut lieu que si une éminence grise est capable d’enchaîner cassata et figues fraîches cuites au vin sans reprendre son souffle, elle sera aussi à même de réaliser l’impossible.

 

Dois-je prendre cette curieuse façon d’opiner du chef entre deux bouchées sucrées comme un acquiescement ?

 

Quoi qu’il en soit, je prends et prends congé.

J’ai des fourmis dans les doigts. Il est temps que j’aille cribler de balles quelques mannequins avant qu’il n’y ait mort d’homme.

 

 

Bons baisers de partout.

 

 

Agent 53.

 

I Trulli

18, rue Jourdan

1060 Bruxelles

Tél : 02 537 79 30

  

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