Episode 20 : « Les Ateliers de la Grande Ile »

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Les Ateliers de la Grande Ile

 

J’étais d’humeur guillerette.

Cela faisait plusieurs jours que j’opportunais d’étrenner mon nouveau manteau de cuir fauve et cette ravissante paire de bottes que je m’étais offertes, une folie, hier après-midi.

L’air était vif, et j’allais, le pas insolent, le long des vieilles façades chargées d’histoire. D’une audacieuse manœuvre, je m’étais glissée entre deux bittes, interdisant le stationnement aux simples mortels et j’avais accepté, l’air hautain et indifférent, les compliments adressés par les badauds à mon incroyable carrosserie.

 

La soirée était prometteuse. Le restaurant où m’attendaient mon bras droit ainsi que nos deux slaves contacts, Yuri Gide et Igor Gasme, était un endroit d’ambiance, faite des quarante degrés et quelques qui vous parcourent le corps à la vitesse d’un incendie dans la steppe et d’une musique endiablée qui vous force à vous accroupir et à croiser les bras sur la poitrine en sautillant en cadence.

 

J’y avais déjà mangé en compagnie de maman et de son très digne statut de directrice de l’EPEE. Je ne conservais pas un souvenir impérissable des chachlik et autres joies roboratives mais bien de sa voix de soprano enrhumée, quand après une dégustation de divines vodkas, elle avait tenu à accompagner les musiciens. Ces quatre pauvres moustachus n’oublieront jamais leur désarroi quand elle entonna « Elle vendait des cartes postales… ». C’est en pareilles circonstances que pleurent vraiment les violons.

 

Cette fois encore, l’ambiance semblait être de la partie. Du haut de la rue, j’assistais, incrédule, à une débandade hurlante d’individus hagards. Devant l’entrée du restaurant, une rescapée échevelée molesta sans façon ni respect pour ma dernière acquisition de cuir fin, mes orteils innocents.

Je commençais à avoir de sérieux doutes sur l’issue de l’entrevue. Quelque part dans mon sublime esprit, une sonnette d’alarme s’était déclenchée et je décidai de passer en mode furtif.

 

Ne négligeant aucun détail, je progresse à présent tous feux éteints dans le couloir qui mène à la salle principale. L’oeil aux aguets, je perçois une lancinante mélopée rythmée par des claquements de dents issus de plusieurs bouches, à en croire leurs timbres différents, le tout réalisant, ma foi, un plaisant ensemble musical. N’ayant pas le loisir de savourer le concerto improvisé, je risque une œillade en coin dans la pièce et me retranche aussitôt dans la pénombre, le temps de compter jusqu’à 7.

 

Cet aimable repas se voulait être un prélude à une future collaboration. Nos Services avaient été contactés par le gouvernement russe désireux de faire tomber quelques têtes au sein de leur mafia bruxelloise. L’idée d’éclaircir un peu les rangs de ce vil réseau avait séduit nos naïfs dirigeants mais l’entreprise était périlleuse, raison pour laquelle, 53 étant un nombre premier, l’on m’avait choisie entre tous.

 

Dans la salle, la pression semble retomber peu à peu. Les maxillaires se sont immobilisés, la musique s’est tue, faisant place à un silence de mort entrecoupé de suppliques des misérables moujiks à la tsarine.

Ayant perdu le compte des 7 premiers chiffres de l’alphabet à plusieurs reprises, je m’accorde un détour aux cuisines, histoire de me concerter avec moi-même. Inspirée par les saveurs détonantes d’un chou farci, d’un Kulebiak et de quelques blinis au caviar, la conduite à tenir en pareil cas de fissure m’apparaît limpide comme les eaux de la Volga après une nuit d’orage.

 

Sifflotant la chanson de Lara en signe de reconnaissance, je pénètre dans l’arène.

Au milieu des tables renversées, trône son Altesse. Face à elle, à genoux, les mains sur la tête, quatre musiciens en piteux état, zombies promis au goulag. Sur le sol, deux messieurs en costume et lunettes noires, sont étendus, face contre terre, membres aux cinq points cardinaux. Jetées en aumône à ses pieds, diverses armes de poing et leurs munitions.

Elle domine la situation. Installée à la seule table intacte, un Colt 45 à portée de main, elle sirote une vodka en faisant claquer dans les airs, un fouet décroché du mur et détourné de sa fonction décorative.

 

« Qu’est-ce à dire, 53bis ? » m’enquiers-je, narquoise.

 

« Gide et Gasme, ces deux rustres au patronyme peu orthodoxe, se sont conduits de façon cavalière. C’est tout et suffisant. »

 

Un petit goût de Tchernobil, un restaurant évacué, des efforts de diplomatie en perspective parce qu’une jouvencelle s’est sentie outragée !

La poudrière des Balkans pour un baiser ! Posé sur ses lèvres dans un élan protocolaire par deux espions venus du froid et regrettant amèrement d’en être venus.

 

Ah, comme déjà je le plains, cet heureux homme sur lequel elle jettera son dévolu, son absolu et ses foudres.

 

Bons baisers de partout.

 

Agent 53.

 

Les Ateliers de la Grande Ile

Rue de la Grande Ile, 33

1OOO Bruxelles

Tél : 02 512 81 90

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