La Brasserie Cantillon
L’air était vif, ce matin.
Depuis la nuit passée ainsi que celles d’avant.
Tout portait à croire que cela durerait jusqu’à la prochaine qui n’était qu’une autre nuit de février qui fort heureusement n’en comportait que 28 cette fois et non les 53 des années biscornues. L’un dans l’autre, on en avait jusqu’au printemps à peler de la sorte mais j’avais reçu d’un ami fourreur une magnifique veste de cuir d’ortolan doublée du poil de lapin le plus doux qui soit.
Important, dévastateur, sublime, anthologique fut donc mon courroux quand je découvris juste à l’emplacement du sein droit une tache de puissance cinquante-trois sur l’échelle des blanchisseurs. Dès que l’origine de cette infamie serait déterminée et l’honneur de la bête lavé, je ne manquerai pas d’en aviser les autorités incompétentes car comme toute espèce protégée, l’ortolan doit l’être également contre les taches.
Ces sombres pensées se prolongèrent tout naturellement par une bordée d’insultes muettes à l’encontre du pavé anderlechtois, agressif et glissant. Et comme les bonnes choses n’ont pas de fin, je trébuchai élégamment dans l’entrée de la brasserie Cantillon. Mais pourquoi autorise-t-on encore le port des portes et l’us des huis dont l’ouverture n’atteint pas le sol surtout quand celui-ci est recouvert de si jolis pavés ?
L’antre était désert. Une vague odeur lambiquée flottait dans le silence. Saisie d’une brusque prémonition, et alors que je venais juste de me déplier après mon arrivée dynamique, j’opérai un repli discret, à peine un bourrelet, derrière l’encoignure du mur de droite. Et de brique.
J’avais été conviée, du moins ma brillante intelligence qui n’a d’égale que ma redoutable efficacité, en ces lieux pour y résoudre le mystère de la cuve jaune.
Il y avait précisément trois semaines et cinquante-trois jours, une commande de Muscats destinés à s’ébrouer tranquillement dans le Lambic de la future Vigneronne, avait été passée par le colonel Moutarde depuis la bibliothèque. Les raisins furent réceptionnés la veille par mademoiselle Rose, fidèle secrétaire de la famille Van Roy-Cantillon depuis sa fondation en 1900. Opérée tous les dix ans d’une cataracte vénéneuse, la chère dame avait un flair de douanier et on ne la lui faisait pas. D’un œil et d’un seul, son prochain séjour hospitalier étant programmé dans trois mois, elle renifla la présence de petits losanges bleus dissimulés parmi les grappes. Informée par les rumeurs qui circulaient sous le manteau et même sous le sien, la chère dame eut vite fait de mettre à jour l’honteux trafic de Viagra. Se refusant à conserver la substance pour usage familial bien que le professeur Lenoir ne soit plus aussi vert qu’il le claironnait, elle fit parvenir à nos services un message d’alerte ainsi que deux échantillons attestant de la chose.
Il était prévu que Ash Pévée et Ed le Naze m’accompagnent en mission de reconnaissance mais leur conscience professionnelle qui, elle, n’a d’égale que leur sottise, leur ayant dicté de tester la molécule avant de crier au méfait, ils étaient dans l’incapacité de garder la tête froide pour cause de nez bouché.
J’avais hâte de tomber sur un trafic de plomb pour leur en mettre un peu dans la cervelle !
Empruntant silencieusement l’escalier menant à l’étage, je fouillai le moindre recoin recherchant un indice derrière chaque tonneau. Mon habile progression me mena ensuite aux cuves et aux caves.
J’eus pu passer par les coves mais le mot n’existant pas, c’est inanimée au pied du grand bac de refroidissement, que je découvre Mademoiselle Rose, ainsi qu’un chandelier ensanglanté jeté négligemment (il s’était tordu sous l’effet de la chute) à ses côtés. Reprenant connaissance sous la caresse de quelques gifles vigoureuses, l’hébétée réussit à me murmurer ces paroles héroïques : « ‘z en faites pas, agent 53, i’ z’ont rien trouvé, tout le stock était caché dans mes d’sous ! On pourra l’faire, le brassin public ! ».
Opinant avec véhémence car il ne faut jamais contrarier un malade, je la félicite de sa bravoure et lui promets que pour le brassin public, les trafiquants seront coffrés, le trafic arrêté et le stock de comprimés moins comprimé.
Bons baisers de partout.
Agent 53.
Brasserie Cantillon
Rue Gheude, 56
1070 Anderlecht
Tél : 02 521 49 28