Orphyse Chaussette
Cela devait faire plusieurs jours que cela sentait mauvais. Difficile de préciser quand l’évidence d’une catastrophe imminente s’est imposée à mon cerveau, probablement au moment où elle eut lieu, rares sont ceux qui peuvent s’enorgueillir d’un sixième sens comme le mien, mais le fait est que, depuis trois semaines, tout allait de travers.
Tout avait commencé par la découverte d’un tiroir fermé à clé par 53bis, clé qu’elle tenait lovée entre ses deux seins aux côtés d’une médaille de Saint Christophe. La chose m’avait choquée, pas la médaille, bien elle n’ait pas été bénie, ni les seins, bien qu’ils ne soient pas bien gros, mais bien sa volonté de dissimulation.
Autre fait inhabituel, la petite s’éclipsa à plusieurs reprises dernièrement, prétextant un rendez-vous urgent chez son gynécologue.
Enfin, elle reçut différents colis. Ces derniers passés aux rayons hips ne révélèrent rien de suspect. Ils inertes sur les plan bactériologique, toxique, nucléaire et sexuel, plutôt petits, d’une quinzaine de centimètres et en papier. Si j’avais pu faire taire ma suspicion, je n’y aurais vu que des enveloppes, mais ce n’était pas à une espionne trentenaire qu’on apprend à flairer le danger. Emportant les mystérieux objets, elle prit le pli de les déballer aux toilettes, les mains invisibles dans l’enceinte de la cuvette, seul endroit caché aux caméras, hormis le dessous du bureau de notre supérieure hypnotique, la sensuelle Mirena.
Quoique alarmée au plus haut point par l’attitude de ma protégée, j’avais masqué mes inquiétudes derrière mes quarante-quatre dents, jugeant qu’il fallait mieux tirer l’histoire au clair avant de condamner.
Ce matin, je la trouvai déjà au travail, l’air guilleret, le regard malicieux à une heure où son réveil n’a normalement pas encore ouvert l’œil.
Elle avait troqué ses baskets et sa veste de rockeuse contre une mini-jupe, des bas et des talons aiguilles. Elle avait même osé le parfum et le trait de crayon sur les paupières. Eblouie, je ne pus que m’asseoir, plongeant dans le café qu’elle m’avait gentiment préparé pour retrouver le câble de mes idées.
« Ma chef adorée, adulée, admirée, adjugée et avisée, si nous allions manger ensemble ce midi ? On m’a vanté un bel endroit, qui te plaira sûrement, ma chef affamée, acidulée, accolée et attachée. »
Que dire sinon oui, devant tant de vérité ?
J’ai craint, le temps d’un battement de cils, que notre biplace de poche ne s’encastre sous un camion, à la faveur d’une manœuvre rendue délicate par le port de chaussures de femme. Il n’en fut rien, elle s’en tira d’une pirouette et s’éjectant de son siège d’un bien beau coup de rein, elle partit à l’attaque d’Orphyse Chaussette, battant fièrement bannière du bonheur.
L’endroit était petit et on devrait, en s’y prenant bien, réussir à étaler sur le sol la douzaine de mouchoirs requise dans tout troupeau de mariage mais sûrement pas la nappe pour le banquet de quarante personnes. Mais après mon expérience de passagère escamotée, où je dus garder les genoux à hauteur des oreilles, ce qui m’empêchait heureusement d’entendre les crissements de pneus, même un placard à balai m’eut convenu ! L’endroit était intime, donc et les murs en trompe-l’œil lui apportaient tout le volume nécessaire à la bonne compréhension d’un repas réussi.
La carte était alléchante et pour peu j’en oubliai mes préoccupations quant à ma vis-à-vices.
Préférant la laisser babiller, je me lançai dans la dégustation d’une cuisine étonnamment fine et élégante, contrastant vivement avec l’état de surexcitation étonnamment brut et bruyant de la petite.
La voyant oublier son assiette au profit d’une emphase confuse, je terminai son tartare de thon, étonnamment simple et savoureux et contrastant vivement avec tous ceux que j’avais rencontrés dernièrement.
Je tentai de la questionner à propos de son attitude mystérieuse, des missives secrètes mais rien de cohérent ne franchit ses petites lèvres.
«J’irai au bout de mes rêves. Tout au bout de mes rêves.»
Essayant d’en savoir davantage, j’usai de toute ma patience, feignant, pour ne pas mettre ses rêves sous pression, de me concentrer sur un canard au chocolat, étonnamment époustouflant.
Jusqu’à ce que tout bascule et que la raison s’achève. Dans un bruit violent, s’ouvre la porte à toute volée, livrant passage à un individu masqué, de noir vêtu et déterminé lui aussi à aller jusqu’au bout de ses rêves à en croire les calibres dont il nous menace.
D’un geste, il soulève les quarante kilos ébahis, se les glisse sous le bras, faisant fi des petits poings qui martèlent le vide et emporte son larcin, renversant les tables derrière lui pour gêner la poursuite.
Bondissant par-dessus les meubles, les mouchoirs, les flots, je m’envole à la rescousse de mon bras droit mais néanmoins amie, négligeant de saluer le chef de sa cuisine accouru, par le bruit alerté.
Mais je reviendrai c’est promis, ne fut-ce que pour honorer mes dettes et le remercier du moment de beau temps avant la tempête.
D’ici quelques minutes tout au plus, juste le temps de mettre la main sur cette crapule et de lui faire rendre gorge et 53bis !
Bons baisers de partout.
Agent 53.
Orphyse Chaussette
Rue Charles Anssens, 5
1000 Bruxelles
Tél : 02/502 75 81