Claude Dupont
Une fois n’est pas bitume, c’est sur l’asphalte d’une charmante avenue aux abords de la Basilique que m’attendait son altesse ségrégissime, la diva du spotting, la reine des abats, l’étoile des rêches, l’idole des houles, la championne toutes allégories, ma supérieure utopique : la merveilleuse Ana Mirena.
Feignant d’ignorer la superbe flaque d’eau mollement alanguie à ses escarpins et reflétant admirablement son magnifique sourire, je freinai des quatre roues afin de la questionner sur sa présence incongrue sur le trottoir à une heure où les enfants sont déjà mouchés.
Elle m’attendait. Et me le fit savoir télégraphiquement, sans cette abondance de mots que l’on retrouve parfois dans les bottes des gens qui ne se tiennent pas droit dedans et qui contribue bien sûr à rendre leurs propos peu compréhensibles.
Cette fière créature, ex-teigne des bleuettes de la promotion d’espions 1948, hissée aux plus hauts rangs à la lueur de son front, tremblait à l’idée de rencontrer nos homologues russes seule et armée de sa seule mauvaise foi. Que les choses soient claires, qu’elle ne compte pas sur moi pour y adjoindre la mienne. Ma seule mauvaise fois fut celle où nos pas se croisèrent initialement, rendant plus difficile l’éventuelle reconstitution, basée sur les empreintes, d’un crime qui n’eut pas lieu puisque entre gens du monde, on sait se tenir.
M’arrachant à ces amers souvenirs et à la dernière bonne idée de l’agent Millesoupirs, un élégant revêtement de siège en ceps de Chardonnay micronisé et sensé me masser le dos et les tempes pendant les traques épuisantes, je rejoins son étroitesse, d’esprit, et nous franchissons l’huis réputé de Claude Dupont.
Promptement accueillies par un maître d’hôtel impeccablement amidonné, nous déclinons avec hauteur nos patronyme, numéro de matricule et date des dernières règles, quoique ce dernier point reste plus difficile à formellement établir et sommes pilotées vers la table de Messieurs Yuri Gide et Igor Gasme qui se dressent d’un bel élan à notre arrivée.
Ma supérieure illogique s’étant pourtant mise en fret pour l’entrevue, cuir italien, bas allemands et lingerie française, c’est finalement complètement surgelée qu’elle prit place face aux blocs de l’Est.
Me gaussant de sa crispation et dégageant les dents jusqu’aux sourcils, je fis tinter ma coupe de cristal contre celle de mes vis-à-vis. L’heure était à la joie et aux frottements de mains. Grâce à ma seule ingéniosité et ma finesse intrinsèque, le félon Vladimir Ador dansait une autre polka depuis quelques jours et ce n’était certes pas grâce au concours de la toute belle, trop occupée à se vernir les ongles des pieds alors que j’usais les miens dans de dangereuses transactions, que Mimir, pour les intimes, se trémoussait au son des violons. Elle le savait, ils le savaient, je me pavanais.
Et je goûtais avec autant de délice les félicitations du jury que le très fin sashimi de saumon et loup de mer au caviar Sevruga que Claude, de ses petits doigts habiles, nous avait judicieusement préparé pour l’occasion. Elle, elle faisait rouler les œufs délicats du bout de la fourchette comme les petits pois desséchés d’une paella industrielle de Torremolinos, indifférente aux coups d’œil choqués de nos deux hôtes.
Le consommé d’étrilles aux Saint-Jacques et feuille de coriandre fut en tous points aussi délectable que le plat précédent et en tous points aussi dédaigné par Miss Lèvres Pincées tant et si bien que, devant ses efforts de déglutition, nous crûmes que Monsieur Dupont se fournissait en étrilles au manège le plus proche et non pas chez le meilleur poissonnier.
Elle n’en pinça pas plus pour la timbale de homard et mousseline de jeunes poireaux. Nous, nous pinçâmes ! Et aussi pour nous retenir de rire devant tant de mauvaise volonté. Est-ce l’idée de la timbale qu’elle n’avait pas décrochée elle-même ou le terme jeune qui la heurtât ? La question et la convive étant indignes d’intérêt, nous nous pourléchâmes en les ignorant.
Craignant que la selle de chevreuil en noisettes rôtie au thym frais ne provoque une nouvelle crise d’allergie aux équidés, nous suppliâmes de renvoyer son assiette en cuisine mais, au pied du mur comme un enfant qui refuse de manger, elle déclara tout net qu’elle adorait les noisettes et qu’elle se sentait en appétit. Ce qui lui et nous fit le plus grand bien, car la selle était joliment ouvragée, rebondie à souhait et le thym, par son effet hypotenseur, permit la vascularisation à une moindre pression de ses neurones déficients.
C’est ensuite avec une mine épanouie, inconsciente de son attitude ridicule, qu’elle fit honneur aux desserts, menaçant de gâcher nos derniers sursauts de gourmandise par une reprise de logorrhée grandiloquente, vantant tour à tour la qualité du service, le parfait équilibre des saveurs, le confort de l’endroit alors que tout portait à croire qu’elle n’en avait vu que l’envers !
J’ai renoncé depuis longtemps à essayer de comprendre son comportement puéril et son incapacité à se réjouir du succès d’autrui, d’autant plus qu’autrui n’était tout compte fait que moi, son inférieure héroïque, aussi humble dans la victoire que consciente de ses limites.
Mais il est vrai que rien ne me résiste. Ou si peu …
Bons baisers de partout.
Agent 53.
Claude Dupont
Avenue Vital Riethuisen, 46
1083 Ganshoren
Tél : 02 426 00 00