Château Gravenhof
Ma dernière pensée fut pour le petit Bob.
Le petit Bob, enfant trouvé sous le porche d’une église, avait très vite connu une passion dévastatrice pour les véhicules du même nom. Arrivé à l’âge adulte sans encombre malgré ses loisirs suicidaires, il fut recruté par notre Bureau et promu Bricoleur en chef.
Ma dernière pensée fut donc pour le petit Bob. Pour le maudire et l’envoyer en enfer où j’aurai deux mots à lui dire, d’ici quelques instants !
Sauf que ce ne fut pas ma dernière pensée.
Mue par un instinct instinctif de survie, je pars aussitôt à la recherche de la suivante, que je localise sans difficulté à 53 degrés ouest-ouest de mon lobe temporal gauche. Ecrite en gras, grande police et soulignée, elle est explicite : « sors de cette carcasse fumante, attrape ton sac et file te mettre à couvert ».
J’obtempère et mère sans discuter.
Cette voiture est une merveille technologique, à l’épreuve des balles, foule équipée, d’une tenue de route irréprochable, m’avait menti le Bricoleur.
Il est vrai qu’elle a résisté aux premières rafales de Kalachnikov mais vite, et malgré mes audacieux slaloms, les projectiles avaient eu raison de la direction et des freins. Gardant la tête froide, je n’avais eu d’autre solution que de quitter l’autoroute et de m’abîmer en plein décor, le long de cette chaussée. Surprenant mes assaillants par mon brutal changement de cap, je pouvais compter sur quelques minutes de répit avant que leur parka n’apparaisse dans mon champ de bison.
Mon sac de marin Jean-Paul Gautier sur l’épaule, je rampe vers les buissons les plus proches. Je ne suis que légèrement blessée, quelques contusions et juste une vilaine plaie de l’arcade souricière gauche qui me trouble la vue. Posant mon miroir de poche sur une pierre, je profite de la clarté de la lune pour en rapprocher les berges d’un fin surjet intradermique.
Personne en vue. Derrière les broussailles, un parking et un château brillamment éclairé. Un peu décentré, un escalier mène aux caves aménagées en restaurant, le reste du bâtiment étant dévolu aux salles de séminaires et à une quinzaine de chambres aux étages.
D’abord se changer. A l’aise. Armant mon Walter PPK, je prends le temps d’éteindre toutes les lampes du parking d’un coup entre les deux yeux. Le reste n’est qu’un jeu d’enfant. Me dévêtir entre deux voitures, endosser mon déguisement, que je me félicite mentalement d’avoir repris au pressing avant cette folle poursuite, et fourrer mes habits sales dans le sac me prennent en tout et pour tout 53 secondes.
Mon entrée dans la brasserie soulève quelques exclamations mais rapidement, tous les nez blasés replongent dans les entrecôtes, trappistes, brochettes géantes et pichet du patron.
Choisissant une table éloignée de l’entrée, je me réfugie derrière la carte pour souffler un brin.
Tout organisme, fut-il aussi mignon que le mien, qui a croisé la mort sans s’arrêter, se voit assailli par une faim dévorante, une fois le danger écartelé.
C’est pourquoi, je fonds à gorge dépliée sur l’assiette fumante de raviolis au saumon, oubliant de noter au passage la raréfaction du poisson dans nos eaux au profit de la crème, trop heureuse de faire taire mon pauvre estomac à grands coups de pain trempé dans la sauce.
Mon sérieux statut d’image pilleuse m’interdisant les tentants Ribbetjes, trop difficiles à sucer religieusement, je reporte mon furieux appétit sur un pavé de bœuf saignant, sa profusion de crudités et le généreux plat de frites qui devront me remettre sur pied si jamais je me relève.
Brusquement, la massive silhouette des frères Bogdanoff s’embrase dans l’encadrure de la porte. Mes poursuivants, hommes de main du puissant Vladimir Ador, chef de la mafia, sont de redoutables crapules, alternant les parties de roulette russe et celles de chasse-coeur, les jours de pluie.
D’un geste discret, j’entrouvre mon missel des dimanches à la page 53 afin d’ôter le cran de sécurité du PPK caché dans le livre trafiqué et je le dirige vers leurs torses torves.
Mais leur regard bleu d’Oural glisse sur moi sans me voir. Je suis insolite dans ce décor mais je ne suis pas la créature qu’ils cherchent. Ils ont ordre de ramener la jolie espionne qui fouinait dans leurs affaires, bottes de cuir et pantalon noir et non pas une sœur franciscaine, plongée dans le 3e dimanche de l’Avent, sandales et blouse grise et dont la coiffe menace de périr dans la mayonnaise.
Tournant le pas en grommelant, ils diffèrent la balle en pleine tête et s’en retournent, la queue basse, rendre compte de leur échec.
Croisant sans étonnement, au point où ils en sont, un frère jésuite en grande tenue, qui, dès qu’il m’aperçoit, m’adresse un salut respectueux.
Oh non, mon Frère, laissez-moi finir en paix. Je ne suis pas celle que vous croyez.
L’habit n’a jamais fait le moine. Et encore moins, la moinette. Même au fût.
Bons baisers de partout.
Agent 53.
Château Gravenhof
Chaussée d’Alsemberg, 676
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Tél : 02 380 44 99