Episode 22 : « Le Grand-Ryeu »

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Le Grand-Ryeu

 

Pour une fois, je sèche.

N’étant pas coutumière du fait mais plutôt de son contraire, je tente de mobiliser ce qu’il me reste d’énergie pour rédiger un rapport détaillé à ma supérieure héroïque.

 

En cette veille de Noël et sur base des divagations de l’agent Millesoupirs, qui, dans la vie a deux passions, la ripaille, les bas à couture et les parties de couillon, Ana Mirena avait eu la merveilleuse idée de nous envoyer en reconnaissance sur le terrain.

 

Nous partîmes donc en et dans la campagne sous une fine neige, sifflotant gaiement les premières mesures du pont sur la rivière Kwaï. Mais rien que les premières mesures.

Millesoupirs, sa petite-fille en congé solaire et moi.

Attachée de près par tout ce qui traînait dans l’engin de la mort, ceintures de sécurité, cordes, mèches dont la longueur devait permettre de faire sauter le pont de la rivière Kwaï du haut de la colline, je regrettais seulement que ma minerve préventive m’oblige à fixer la route sans pouvoir en détacher le regard.

Rouler à perdre la raison, rouler à n’en savoir que dire, à n’avoir que ça d’horizon, et ne connaître de mission que par la douleur du partir…

Depuis l’été passé, l’ingénue avait ajouté quelques balles à son arc et conservait sans difficulté le break Peugeot de son grand-père sur deux roues à du 120 kms/h.

 

Nous arrivâmes un peu avant que midi ne sonne au clocher du visage.

Mirena, dans son infinie bonté, avait conçu l’adorable projet de tous nous réunir en ce prochain début d’année.

Elle voulait l’évènement grandiose et rythmé de telle façon qu’elle puisse nous distiller son nectar goutte après goutte. Quinze plats, ça suffit ? s’était gentiment enquis Millesoupirs, rubrique gastronomique en chair et en bosses et dont elle avait l’oreille.

 

Nous voici dès lors installés, clients privilégiés, dans ce pittoresque restaurant, testeurs innocents de sa majesté, craintifs comme trois coureurs de demi-fond égarés sur la ligne de départ d’un marathon.

 

La petite mise en bouche et la gamine prend le mors comme si l’on négociait une salade de coques à la manière d’un galop de charge.

 

Au foie gras de canard en croûte de spéculoos, son avance est considérable et c’est à peine si ses papilles s’émoustillent des subtils arômes aigres-doux.

 

La roulade de saumon mariné au mascarpone et herbes fraîches nous redonnent un second souffle et la saveur vivifiante du plat maintient la distance qui nous sépare à quelques bouchées.

 

Le filet de rouget au coulis d’oranges confites glisse en douceur dans son estomac sans que la moindre arrête ne freine malencontreusement son élan insolent.

 

Le cabillaud sur fondue de poireaux et vinaigrette au chocolat blanc, plat mis au point pour Jean Galler à l’occasion d’une dégustation, ne lui fait même pas tirer la langue, au contraire, elle s’en lèche les canines.

 

Avec le Parmentier de Saint-Jacques au parfum d’olives, l’espoir surgit, quand fanfaronnant, elle engloutit la bête d’un coup et que ses cinq centimètres de diamètre lui obstruent le gosier le temps de quelques foulées.

 

Le capuccino de chicons conforte notre position et emporte nos suffrages.

 

Le sorbet minute aux fruits de la passion « samba » nous donne des ailes. Les herbes de chez Smolarek, ex-botaniste du KGB exilé à Mons et la technologie du packojet qui sorbette plus vite que son nombre nous propulsent à sa hauteur.

 

L’espuma de choux-fleurs et crevettes grises nous soutient aigre-doucement.

 

Dans la côte d’agneau sur lit de purée au Camembert, nous la dépassons.

 

Le mini-tournedos grillé sur galette aux deux pommes, jus léger au sirop de Liège entretient la percée des deux pauvres pommes dont elle se gaussait et qui désormais lui tournent le dos.

 

Au fromage de chèvre frais, compote de poires, elle nous refait le coup de la Saint-Jacques mais cette fois sa gourmandise n’étant pas entravée par un diamètre trop conséquent, elle revient dans notre sillage.

 

La mousse de fromage « bleu », pain aux raisins, maison, n’amasse pas pousse et nous courons à présent épaule contre épaule.

 

La véritable crème brûlée à la lavande lui titille tant et si bien les naseaux qu’elle s’envole vers la victoire.

 

La palette de desserts clôture l’épreuve dans un dernier régal sucré et nous lui concédons une demi tête, eu égard à son jeune âge et à son sens du goût développé. Mais qu’on ne vienne plus dire qu’elle fait trente kilos toute mouillée !

 

Nous sommes de retour. Je conduis. La famille ours ronfle à l’arrière. J’ai enfin rassemblé mes éloges, noté mes impressions, connoté les saveurs. Je donne le feu vert à Mirena, impatiente de voir ses lèvres pincées s’arrondir en cœur au fil des plats.

Ne serait-ce que pour me venger de maman qui, plongée depuis le matin dans ses livres de cuisine, m’attend pour le réveillon.

 

Bons baisers de partout.

 

Agent 53.

 

Le Grand-Ryeu

Rue Goëtte, 1

6470 Grand-Rieu

Tél : 060 45 52 10

 

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