Le Chapeau Blanc
Il s’agit avant toute chose de définir l’objectif. Il est inutile de rappeler que le but ultime de chaque mission est d’agir pour le bien de notre nation et dans son sens le plus large de l’humanité entière. Et que ce qui s’énonce clairement, s’assoit aisément.
Dans son sens le plus strict, l’objectif doit être cerné et consterné avec le plus grand discernement, pour autant que cela soit possible.
Il y a lieu ensuite de désigner les agents qui vont entreprendre la périlleuse aventure.
De les informer, les former et les déformer en conséquence.
Déjà, la petite étouffe un bâillement derrière sa vodka-orange pressée, et pourtant, il suffit de partir à point.
La journée n’a pas été facile pour 53bis. Chargée par notre supérieure yéménite de rendre compte de l’avancement des travaux de construction du Falloscope, elle l’avait passée dans un coin du labo à assister, médusée, aux élucubrations d’un savant fou égaré à Legoland.
De retour au bercail en fin de soirée, j’avais eu pitié de sa mine défaite et attrapant Millesoupirs au passage et par le revers de la peau, j’avais conçu la merveilleuse idée de lui redonner du cœur au ventre en le lui remplissant.
Bien sûr, je ne me doutais pas que l’énergumène, attendri par l’éveil de ma protégée à la vraie vie, allait se lancer dans un cours de propédeutique.
Détournant l’attention de mon vieil ami de son besoin pédagogique, je lui propose de la reporter sur la carte. Qu’il consulte en un éclair et deux coups de tonnerre pour décréter que des huîtres tous nous allions prendre, suivies d’une sole meunière, histoire de prendre le large.
Le large, je le prends peu à peu et je les laisse tous les deux, lui à sa rhétorique, elle à ses efforts ingénus pour péroraison garder.
Nous sommes dans une brasserie typique, aux allures de café parisien à la mode bruxelloise, salle haute découpée en alcôves, banquettes de cuir et table de bois, grand bar, serveurs efficaces en long tablier, écailler et escalier. Il y règne une douce animation, même à cette heure de la nuit. Je me laisse bercer par les hors propos de Millesoupirs sur fond de bavettes joyeuses.
Toujours rester sur ses gardes, c’est un principe impératif qu’aucun subjonctif ne doit jamais faire oublier. Rien dans les mots que nous utilisons ne doit faire comprendre ce que nous disons. Il est essentiel que le tiers ou le quart qui capture notre conversation soit convaincu que nous échangeons des bananités, ce qui est d’ailleurs le cas.
Assurant notre professeur de la justesse de ces paroles puisque effectivement rien dans les mots qu’il a utilisés n’a pu faire comprendre ce qu’il a dit, nous accueillons avec enthousiasme le premier des dérivatifs iodés.
Fort malheureusement, les gentilles petites choses baveuses ont beau se serrer les coudes, se battre comme un seul homme, essayer la formation en carré, en losange, en quadrature de cercle, c’est en spirale infernale qu’elles rejoignent leur dernière demeure, au fin fond d’un estomac d’ours affamé de partage de connaissances.
Nous qui n’en sommes qu’à notre deuxième huître, nous croisons un regard vaincu et rentrons les épaules, prêtes à recevoir la prochaine déferlante.
Toujours pouvoir se servir de l’objet le plus anodin comme d’une arme. Un tire-bouchon peut se transformer en un redoutable trépan. Une pince à cheveux habillement fixée à certaines parties sensibles d’un individu fait parler les plus coriaces. Un simple stylo peut se glisser jusqu’à l’aorte pour autant qu’on y mette un peu de bonne volonté. Chacun de nous est une tombe à retardement. Qu’on se le dise.
C’est peine perdue, rien ne changera le cours de cette soirée. La sole peut se montrer délicieuse, les frites faites maison à base de vraies pommes de terre, le beurre baratté dans la meilleure ferme, le citron issu de la plus belle récolte, rien n’arrêtera la logorrhée de notre ami.
Par respect pour son grand âge, sa digestion boiteuse, ses boucles en ribote et ses yeux en papillote, nous chassons toute velléité de l’interrompre et acceptons avec bonne humeur et fatalisme la divine parole et le café rédempteur.
Tout ce que je risque, c’est d’être bercée par mille soupirs, au plus profond de ma nuit.
Pour me changer du bruit de la fuite d’Axo.
Mais faute de crapaud, on rêve d’ours. Est-ce que c’est grave, docteur ?
Bons baisers de partout.
Agent 53.
Le Chapeau Blanc
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