Le chalet de la forêt
L’endroit était splendide, majestueux, vaste et décoré avec élégance et sobriété. Un mélange intemporel de belle demeure classique et de disaïgne moderne aux courbes droites et un rien géométriques.
Nous étions en retard car le parking s’était avéré laborieux pour l’agent Millesoupirs, plus habitué à manier le volant de bois que les rennes de cuir.
Dès notre arrivée, un garçon stylisé, façon grande raison, avait refermé dans notre mouillage les battants de la grande salle de séminaire située à l’étage.
La vente pouvait commencer.
La formation en fer à cheval sagement assise derrière bloc-notes et verre d’eau, s’ébroua et les serrures des mallettes claquèrent en rafale dans un ensemble charmant.
Le commissaire repriseur en la personne, un peu molle, de lady Astasis des Grands Droits, requit le silence et la discipline de quelques coups de marteau appliqués sur les doigts des élèves indisciplinés que nous espions.
A l’occasion de cette Biennale du Gadget d’Espionnage, une table illuminée avait été dressée sur une estrade et la grande dame, un peu éventrée par tant d’importance, officiait sous la magie des projecteurs.
Le premier objet mis en vente se révéla d’un prime abord complexe.
Je tentai de me concentrer sur les explications fournies par le catalogue Trois Os (fémur, sternum, tibia), frappé de l’emblème de la Confrérie d’Espionnerie mais les mouvements saccadés que Millesoupirs imprimait à la partie la plus tendre de sa personnalité ne m’aidaient en rien. Le pauvre, c’est vrai, n’était pas familier de la monte et cette rude chevauchée à travers bois lui avait sauvagement endommagé la peau des fesses. Prix sûrement risible par rapport aux sommes astrologiques qui seraient atteintes ce soir.
Après mûre réfraction et aidée par le texte en coréen annoté de la fig 1 et situé sous la fig 1 ressemblant à n’en pas douter à l’objet brandi par la dame, je compris qu’il s’agissait de l’arme fatale numéro 5, mise au point par les Russes dans les années 80. Le speculum galvanisé à impulsions et à immersion lente avait connu son heure de gloire durant la guerre froide, sa résistance aux basses températures lui conférant une place au chaud dans le soviet surplis. En ces temps malheureusement révolus, l’arme fatale délia bien des langues et même les espionnes les mieux entraînées ne pouvaient s’empêcher de crier une litanie de maux sans queue ni tête après seulement quelques tours de vices. Litanie à travers laquelle s’envolèrent souvent les coordonnées des missiles sol-ré ennemis, si faciles à chanter.
La mise à mort venait à peine de commencer à la somme dérisoire de 53 euros quand les doubles portes battirent violemment dans un bruit de tonnerre crotté. Dégoulinants et boueux, nos deux jeunes, entendons dernièrement engagés, recrues venaient de se matérialiser devant nos mines esbaudies. Le plus petit des deux, l’agent Ash Pévée, stoppa net le sifflement qu’il avait entre les lèvres. Je reconnus toutefois les premières mesures de « Nous n’irons plus au bois », ce qui acheva de me fâcher. Renversant avec rage ma chaise, je mis pied à terre et les empoignai tous les deux, Ed le Naze et lui, par le revers de la médaille qu’on ne leur décernerait jamais. Le temps de punir les cow-boys au fond de la classe, les serveurs, profitant de l’ouverture de la porte, nous amenèrent un peu d’espoir et d’air frais. Heureusement ici, le service est parfois un peu raide, celle-là, mais tourne toujours rond et ce ne sont pas deux bouseux à peine descendus de cheval à bascule qui vont agripper la mécanique. Le chaud froid de Saint-Jacques bretonnes au caviar osciètre, crème de châtaignes et belles de Fontenay, n’aurait pas pu mieux tomber pour calmer les humeurs. A en croire l’information transmise par les papilles de l’assemblée et relayée sous forme de gloussements d’aise, le chef s’y connaissait en matière de raffinement et de saveurs. De quoi en oublier le motif de la réunion. Enfin presque. Décidant de ne pas me porter acquéreuse de l’arme fatale car en ayant mémorisé les moindres contours afin de l’améliorer dans mon labo M, je reportai mon attention sur l’objet suivant. Composé de tubulures multicolores, de miroirs sans thym et d’électrodes, la fig 2 du catalogue s’intitulait « détecteur de menteur ». Ce qui, à mon sens, n’avait que peu d’intérêt car si le détecteur de mensonges permettait de détecter les menteurs, le contraire n’était pas forcément vrai.
Sur ce, et heureusement, car je n’avais dans ma veste de chasse que 53 cents et un billet de vingt version Baudouin premier, survinrent les filets de grosses soles poêlées avec des salsifis caramélisés au bonheur et au vin jaune du Jura. Mais quelle bonne idée, quel bon goût, quel délice, quel régal, bal, chacal, festival, à hanter toutes les nuits sans sommeil de ma vie.
J’ai perdu peu à peu le fil de la vente, m’absorbant ensuite pour le bien des finances du bureau, sur le plateau de caprices des lieux et sur mon verre de Château l’Angélus que je n’étais pas prête à échanger contre aucun de ces joujoux, poux, bijoux, genoux, hiboux, atoniques.
Le cheval bien dressé et l’espion bien éméché ont ceci de commun, qu’ils retrouvent toujours le chemin de l’écurie les yeux fermés. On ne sera donc pas trot de deux, voire de huit si on compte les trois quimaimemesuive et leur monture, pour rentrer.
Et c’est tant mieux, car on reviendra ! Et c’est au petit galop qu’on franchira magnifiquement le portail, bail, vantail, soupirail.
Bons baisers de partout.
Agent 53.
Le Chalet de la Forêt
Drève de Lorraine, 43
1180 Bruxelles
Tél : 02 374 54 16 02/374.54.16