La roue d’Or
Mais que d’un œil. Comme le dandy du même nom.
Moi, j’aurais bien envie de les fermer, de me mettre en position du motus, de me retirer en moi-même avant de rouvrir sur le monde une pupille contemplative et bienveillante. Pour autant qu’on accède à mes dernières volontés.
Les évènements de ces derniers jours avaient été éprouvants et j’avais grand besoin de repas, de repos et de répit.
Le répit, je l’avais.
Et d’où, j’étais placée, je pouvais voir venir, l’ennemi, l’ami et même le soleil qui poudroie.
Assise au fond de la longue salle, au décor intemporel de la Belle Epoque, celle qui brusselait, je suivais des yeux le balai des serveurs, m’amusant à les poursuivre d’une glace à l’autre, le long des murs jusqu’à la verrière centrale, charmante et désuète.
Je m’étais enfuie du bureau, profitant du fait que 53 bis était allée prêter main forte et baisers mouillés au patron des archives. La petite s’était entichée de cet homme sans crier gare. L’individu avait finement manœuvré, glissant parmi les documents destinés à parfaire ma connaissance du mongole, afin d’être à la hauteur de mes adversaires, quelques textes à son usage personnel. J’ignore encore si le code international de déontologie fait mention de la sanction pour usage de billets doux dans le cadre de la recherche d’informations. La tour martiale et le passage par les larmes semblant un peu légers pour ce genre de crime, je prendrai le temps de la réflexion quant à la punition à appliquer.
Le repas, je l’aurai.
Mon ventre criait famine, mon petit corps tout entier était secoué par les affres du désir. J’avais une furieuse envie de blanquette.
Alors que je n’étais encore qu’une enfant, le soir même où maman me confia ma première mission, un plat fumant nous attendait sur la table. Elle se tenait face à moi, un peu guindée, avec l’air de quelqu’un qui cherche ses maux. Elle était belle, les joues rosies par l’émotion et la chaleur émanant de la cocotte. Quand elle s’est penchée vers moi pour me parler, des gouttes de sueur perlèrent sur les ailes de son nez, frémissantes sous la divine odeur. Du bout des doigts, elle les essuya doucement avant de les porter discrètement à sa bouche. Les doigts, pas les ailes. Conquise par la saveur du mets, elle me sourit, m’invita à m’asseoir et à manger avant que cela ne refroidisse.
Ce n’est qu’après qu’elle fit seller ma fidèle Enigma et m’envoya accomplir les premiers pas d’une incroyable destinée dans une chevauchée infernale au goût exquis de carottes et de veau mijoté.
Je revivais avec un sourire ému ces moments intenses quand une assiette pareille à celle de mon engeance se matérialisa devant moi. A la Roue d’Or, le service était à ce point parfait qu’il en paraît irréel. A croire que les bougres, même au bout de 20 ans de métier prêtaient serment d’efficacité tous les midis, à l’heure d’enfiler leur tablier.
Des boulettes parsemées dans la sauce, des morceaux de viande si tendres parsemés entre les boulettes, des carottes parsemées où elles peuvent, des pommes de terre nature parsemées entre elles un peu plus loin et surtout de la sauce, cette sauce à s’en tapisser les muqueuses, encore et encore, rien que du paradis après ces tristes jours sans pain.
Mais peu importe, le passé est le passé et il faut aller de l’avant et se consacrer à d’autres sidérations.
Comme celles de décider si après une blanquette généreuse, il est légitime de se laisser tenter par une choucroute.
Admettant, et c’est tout à mon honneur car les effluves de jambonneau et de chou suffisent à damner un nain, que légitime point ne l’est, je me rabats avec bonheur et légèreté sur une île flottante qui supporte mon poids le temps de quelques cuillerées frénétiques.
Tout bien réfléchi, je pense que l’on peut envisager et surtout les jours de grosse déprime, de grande fatigue ou de mauvaise haleine, de déguster une choucroute et une blanquette mais en commençant impérativement par la choucroute, les baies de genévrier servant de catalyseurs à la digestion des carottes et surtout de la sôôôôce.
Le repos, je le mérite.
Le temps de tirer les tentures de la Roue d’Or.
Et moi aussi déjà.
Bons baisers de partout.
Agent 53.
La Roue d’Or
26, rue des Chapeliers
1000 Bruxelles
Tél : 02 514 25 54