Episode 39 : « La Porte des Sens »

 

La Porte des Sens

 

Deux semaines maintenant qu’elle avait disparu.

 

Ma poursuite à la sortie d’Orphyse Chaussette n’avait malheureusement donné aucun résultat.

Le ravisseur, la ravissante vissée sur l’épaule, avait filé sur une trottinette, l’abandonnant une rue plus loin au profit d’une moto que je vis s’engouffrer dans une camionnette qui elle-même stoppa sa course au fond d’un poids lourd piaffant dans la rue initiale. Les moyens mis en œuvre étaient considérables et le plan astucieux. Le carré était classique dans la défense romaine, le carré de valets à la belote m’avait toujours donné des frissons, le carré d’agneau de Sisteron à la provençale était sans rapport mais la poursuite au carré impliquant quatre véhicules sur quatre rues avec retour au point de départ n’avait jamais été évoquée dans les manuels. Même pas dans les épisodes récents sans Sylvia. De quoi justifier mon triste échec et mes nuits sans repos.

 

Deux semaines maintenant qu’elle avait disparu.

 

Où que je me tournasse, je ne trouvai qu’interrogations et nulle réponse à mon angoisse.

La seule information avait été fournie par l’analyse des traces corporelles. La sueur déposée sur son sous-main, les squames dans son soutien et les effluves parvenant chez ses voisins ne faisaient aucun doute. Ma 53bis, mon bras droit était sous l’emprise de la drogue. De son propre chef, je ne voulais le croire. On la manipulait. Mais pourquoi, pourquoi ?

 

Deux semaines maintenant qu’elle avait disparu.

 

Alors que je pestais comme un ours en cage, martelant les murs de mon grand front intelligent, un fœtus de piste me fut apporté par un ours en nage.

Millesoupirs, de retour d’un rendez-vous brûlant dans les milieux interlopes, me ramenait des renseignements de poids. Mon ami aurait vendu père et mère au diable, son âme et même sa peau pour mettre la patte sur la naine. Respectant la règle de neuf du silence tacite, je ne voulus pas savoir grâce à quel commerce licencieux, il avait obtenu la preuve par neuf de sa détention par un réseau de constitution slave. Bombant l’abdomen avec fierté, il m’annonça que bientôt la traite des clanches allait sonner le gras de la défaite.

        

Deux semaines maintenant qu’elle avait disparu.

 

Mais, là, derrière cette porte des sens, tout devait normalement en reprendre un. Dernier pour la route.

Nous étions samedi soir sur la terre et formions un couple exquis, l’ours et moi. Tandis qu’il dissertait gravement avec la patronne des mérites du corset victorien ainsi que des agissements des forces de police au cœur de la nuit, je m’avançai dans la salle.

Une musique agréable invitait à la détente. La pièce était grande, agrémentée d’un piano à queue, d’une piste de danse, d’un bar et de tables réparties le long des murs. Tandis que je progressais vers les rafraîchissements, mon œil fut attiré par une scène de vie pittoresque diffusée sur l’écran d’une T.V. L’ambiance semblait être à la décontraction et de ci de là, quelques couples se témoignaient des marques d’affection bon enfant. Je me laissai aller à grignoter avec enthousiasme les tapas proposés à volonté. Seul le poil de l’ours tire-bouchonnant dans le sens anti-hors logique, signe de danger ou de pluie récente, me remit du plomb dans la cervelle.

Nous commandâmes. Et c’est sur nos gardes, le regard aux aguets par-dessus nos pâtes à la dijonnaise, que nous réfléchîmes au plan d’attaque.

Concentrée sur les explications fourbies par mon collègue quant à la disposition des pièces à l’étage et sur les possibilités de se dissimuler derrière une tenture, dans un jacuzzi ou dans une voiture (qu’il avait préférée dans sa reconnaissance de la semaine passée), je ne vis pas de suite l’attroupement sur la piste de danse.

Dans cet établissement, les normes de sécurité les plus strictes étaient respectées. Ainsi, on trouvait sur cette piste, une barre métallique verticale, destinée à rendre plus facile la fuite des pompiers devant l’incendie.

Pour l’instant, pas de pompiers. Or, le feu couvait.

Enchaînée à la barre, la petite, méconnaissable dans sa jupe de latex et ses cuissardes, était à la merci de tous les regards. Lui faisant face, un sinistre individu la menaçait d’un fouet. Responsable de son écolage, je savais qu’un tel supplice, même rendu sur la place publique, ne lui extirperait pas une parole.

A moi, par contre, il arracha un violent hurlement de sommation à l’encontre du persécuteur. Sautant de mon tabouret sans me tordre la cheville, je fondis sur l’ennemi toutes griffes dehors. Le voyant reculer sous la force de mon attaque et à la vision du Glock 17 qui s’était matérialisé dans la main de Millesoupirs, je m’empressai de libérer la frêle enfant.

 

 

Deux semaines pour la retrouver.

 

Dans la voiture, qui crisse de tous ses pneus, quatre au bas mot, dans les petites rues du quartier, je range toutes mes questions dans mon sac à main, remettant à plus tard le comment du pourquoi.

Elle est vivante, et hormis son air hagard, semble en bonne santé.

Comme il est malheureux que les pourris prolifèrent sur cette terre, car, l’un dans l’autre, la Porte des Sens aurait bien valu qu’on s’y attarde quelques heures de plus.

Parce qu’à la carte, entre autres choses alléchantes, il y avait aussi des poissons fumés et des sushi. Mon péché mignon.

 

Bons baisers de partout.

 

Agent 53.

 

La Porte des Sens

Rue de l’hectolitre, 5

1000 Bruxelles

Tél : 02 513 21 23

 

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