Le Cap
Y a des jours avec, y a des jours sans. Et quand je dis sans, c’est sans et non 53 et je n’espérais pas beaucoup, en franchissant le seuil de cette brasserie à plus de 23 heures du soir, que ça allait, comme par magie, devenir avec.
Ce matin, après m’être consciencieusement brossé les dents à sec pour cause d’oubli de dentifrice sur la liste des courses, je n’avais pu mettre la jambe sur une paire de bas dignes de ce nom, les seuls restants en course étant en résille, ce qui ne seyait pas à mes activités de la journée. La mort dans l’âme, je me résolus à enfiler ma panoplie de charme, mon 501, mon 45 et mes santiags, jugeant que tant qu’à faire de ne pas montrer ses mollets, autant avoir l’air sérieux.
Ce fut finalement une bonne chose que mon rendez-vous avec le ministre des Affaires Etranges soit reporté. Evidemment, j’aurais apprécié que l’on me le fasse savoir avant plutôt qu’après une demi-heure d’attente face à une secrétaire débordée par un questionnaire vital. Voyant qu’elle peinait à additionner les points qui feraient peut-être d’elle une « femme libérée » ou « une godiche de trente ans qui se fait des mèches », je vidai sur son bureau le contenu des deux cartouchières qui me croisaient le cœur et l’invitai à se servir des balles en guise de boulier.
Le très sottement de l’interphone, n’ayant d’égal que celui de ses ongles vernis pour retenir les projectiles s’éparpillant sur son magazine, lui sauva la mise en lui donnant la possibilité d’annuler l’entrevue.
Je rentrai donc dans mes pénates. Où régnait une fébrile activité. La Fraude quittait les Archives pour prendre possession du local de feu les Michemolle et donc se rapprocher ainsi de ses démons. Et chacun s’extasiait sur les petits trésors que les deux sœurs avaient accumulés au cours de ces longues années de boyaux services. Une montre à gousse d’ail, cadeau d’un soldat prussien, une mèche de cheveu croisée dans leur jeunesse, une vue de Tikritt en 1939, une photo d’elles dans les tranchées de l’Yser, une dent de lait, une dent de peigne, des dents de poule et des semaines des quatre jeudis arrachées au calendrier des postes de 1956, année où elles crurent connaître l’amour.
Tout cela m’écoeurait.
Constatant qu’il ne restait plus le moindre Chokotoff parmi toutes ces merveilles, je m’enfermai dans mon antre, l’écriteau do not masturb en position on, débranchai mon téléphone et mes senseurs infrarouges après avoir veillé à électrifier la poignée de la porte au cas où.
Bien vite la fatigue eut raison de mon légitime énervement, et je n’émergeai qu’au bout de plusieurs secondes de repos mérité, le cou endolori et le menton intiment joint par un épais filet de bave au rapport sur la réapparition de Hans Lègel, l’espion venu de Pointe-à-pitre. La nuit était tombée, le bâtiment désert et mon ventre criait famine à la sortie du rêve, expliquant cette production débridée de salive.
Encore un peu hébétée par un fantastique match de ping-pong gagné 11/0 dans le dernier set contre Axo, j’oubliai d’éteindre la poignée de la porte. Ma sieste avait malheureusement été trop courte pour que mes cheveux pris dans une divine averse cet après-midi aient eu le temps de sécher. La décharge eut pour effet de les friser d’une fort belle façon aux dépens d’une crispation des mâchoires dans un sympathique rictus.
Je ne pense pas que ce soit une raison suffisante pour expliquer l’accueil reçu dès mon entrée dans le Cap.
Où s’avança vers moi, une femme sévère, à qui je demandai fort gentiment si je pouvais occuper l’une des tables à l’avant de la salle pour me sustenter. Cette personne n’aurait pas dû se trouver là. Elle devait être victime d’une erreur de manipulation sur la commande de son télétransporteur. Sinon comment expliquer l’agressivité de sa réponse ? On ne mangeait qu’à l’arrière. C’était une BRASSERIE-restaurant et devant on buvait !
Mes mandibules peu à peu se relâchaient et je tentais de me réconcilier avec la vie. Mais consommer une croquette de crevettes ramollie et sans crevette, comme il se doit dans les jours sans, tient du record olympique quand la transmission nerveuse a encore des ratés.
Mieux valait ne pas insister et garder ses forces vives pour attaquer le bœuf et les frites dont je savais à présent que c’était précisément ce qui me manquait depuis le matin.
Je l’avais souhaité accompagné d’une sauce au poivre et je sentais mes lèvres s’humidifier de plaisir à l’idée de la chose.
Mais adieu veau, vache, cochon, ravalons cette salive et les joies escomptées.
Que la sauce sorte d’un pot sans marque, que le bœuf soit sans goût, que les frites soient sans intérêt ne m’étonnait pas vraiment.
Je ne pouvais me féliciter que d’une chose : avoir résisté à la côte à l’os et à ses trente euros.
Comme c’était un jour sans, elle aurait été sans doute et sans os.
Bons baisers de partout.
Agent 53.