Sushi Bar
Seigneur, accueille en ta clémence, ces deux sœurs, qui étaient nôtres, tiennes et qui l’étaient elles-mêmes, Prudence et Constance. Trop précocement arrachées à leur riante existence, elles vivront dans notre souvenance comme deux êtres d’incandescence. Nous garderons dans nos consciences l’image de leur inséparable présence comme celle d’une adhérence sur un verre de lait rance.
L’homme de Dieu ponctua ces mots par un bâillement et une levée des bras vers Celui à qui il adressait cette belle prière, tandis que la bière disparaissait dans les entrailles du cimetière d’Ixelles.
Elles avaient été prévoyantes, les Michemolle et sur les conseils d’un excellent démarcheur, car il n’est pas facile de remplir son carnet de commande avec ce genre de porte-à-porte, avaient choisi, voici juste quelques semaines, un cercueil biplace assez cossu.
Elles avaient opté pour le modèle ergonomique, en simili chêne lavable, monté sur trois roues directionnelles et escamotables par un simple tour de papillon. Les deux habitacles étaient disposés côte à côte et permettaient le jogging, le transport en voiture ou la position assise par beau temps. Etant donné que les pauvres parents de ces deux jouvencelles les avaient précédées de plusieurs années dans la rubrique nécrologique et qu’aucun candidat ne s’était porté volontaire pour les aérer, nous décidâmes en notre âme et inconscience de ne pas utiliser les facilités qu’offraient leur dernier achat et de les inhumer tout simplement.
Il y avait cependant dans ce double décès quelques faits troublants.
Les corps avaient été trouvés par l’agent Millesoupirs, au terme d’une banale journée de travail. Dans un souci d’économie qui l’honore, notre fidèle ami ne pouvait s’empêcher d’effectuer une petite ronde de nuit afin de vérifier l’extinction de toutes les lumières. Parvenu devant le bureau des deux sœurs, il avait dû en forcer la porte, cette dernière étant bloquée par le corps de la Prudence, immobilisée dans un quatre pattes inhabituel. Sous l’impact, elle s’était effondrée, sa jupe plissé soleil se relevant sur une paire de cuisses poilues. Troublé par le charmant spectacle, le pauvre homme avait promptement cherché du regard un objet anodin capable de le remettre de ces émotions. Hélas, ce qu’il vit ne fit qu’ajouter à son désarroi. La tête de la Constance était ancrée dans le clavier de l’ordinateur, son nez en hameçon appuyant sans relâche sur la lettre « q ». Tout à fait désarçonné, c’est en s’excusant à voix basse du dérangement que Millesoupirs avait tourné les talons. Non sans oublier d’éteindre la lumière, laissant les corps sans vie éclairés par la lueur glauque des q sur l’écran.
L’autopsie pratiquée au pied levé et les doigts dans le nez par le Professeur A. Lure, chargé de cours d’éthologie à Cureghem et seul praticien disponible en ce congé pascal, avait conclu à un décès par intoxication fulgurante à la bergamote contenue dans le thé dégusté par les deux innocentes.
Mais de même qu’il n’y a pas de sot métier, il n’y a pas de bête façon de mourir et comme celle-là valait bien une autre, le permis d’inhumer fut délivré.
Millesoupirs, enfin remis, pesait à mon bras, prétextant une cheville douloureuse.
L’entraînant vers la sortie, je nous hâtai vers un havre proche et propice à la réflexion.
Le Sushi Bar apportait une suite subtile à cette belle cérémonie. L’agencement régulier de ses tables hautes, ses banquettes de bois blanc, jusqu’au poisson sculpté suspendu au-dessus du comptoir s’harmonisaient avec bonheur avec les sympathiques rangées de pierres que nous venions de quitter. De plus, l’accueil souriant paraissait plus authentique que celui promis par l’officiant précédent.
Je ne croyais pas à l’interaction de la bergamote, du chokotoff et du comprimé de prozac qui, chez des personnes porteuses d’une délétion autosomique récessive du bras court du chromosome 53, telle que retrouvée dans la famille Michemolle, provoque un collapsus cardio-vasculaire fulgurant et fatal. Le fait est qu’elles ne mangeaient plus de chokotoff depuis le remplacement de toutes leurs dents et que du temps où elles avaient les vraies, elles n’avaient pas besoin de prozac. Mais pourquoi avoir succombé à cette friandise tout d’un coup ? Et pourquoi avoir fait l’acquisition récente de leur dernière demeure et l’avoir choisie mitoyenne ?
Je n’espérais pas de réponse de mon collègue. Il rivait des yeux épatés sur le talent du cuisinier, à tel point que moi aussi, je finis par admirer l’individu. Il n’était pas bien grand et ses gestes précis et rapides lui donnaient des airs de magicien. Ah, que c’est beau, des mains d’homme pétrissant des chairs tendres !
Il y avait bien longtemps que je n’avais mangé d’aussi bons sushi et sashimi. On peut les remercier les soeurettes d’avoir choisi ce coin-ci pour leur petite promenade de santé. Ce qui me ramène au nœud du problème. Il va sans dire que je suis la bête pensante de notre duo et qu’un ours qui se gave de poisson et de vin de riz n’est d’aucun secours.
A mon avis, elles ne sont pas mortes. Elles ont abusé le légiste par un état de catalepsie selon un moyen à découvrir. Lequel nous a abusé en prétendant avoir autopsié. Au plus, a-t-il aspiré l’estomac ! Elles vont bientôt émerger et sortir de leur tombe à l’aide du matériel caché dans leur cercueil. Lequel contient aussi sûrement une réserve de chokotoff. Elles ont plus que probablement dérobé des renseignements d’importance et souhaitent passer à l’ennemi sous une nouvelle identité.
Plus une minute à perdre ! Termine ton thé. Paie et dis bien merci aux messieurs. C’était délicieux. Retrouve-moi vite au cimetière. Les Michemolle, qui n’ont jamais vampirisé personne, sont maintenant des mortes vivantes et là, ça risque de chauffer !!!
Bons baisers de partout.
Agent 53.
Le Sushi Bar
Avenue des Saisons 123
1050 Bruxelles
Tél : 02 640 97 77