Le café des spores
Les quatre hommes nous faisaient face, dos aux bouteilles, sur l’étroite galerie de bois située à l’étage supérieur. Du rez-de-chaussée où nous étions, nous pouvions voir saillir leurs pectoraux et leurs biceps bandés sous leurs manches retroussées.
L’endroit était chaleureux. Au bout de la salle, un escalier de bois menait au fumoir et autres commodités. Quelques tables étaient regroupées sur une mezzanine nous surplombant tandis que de l’autre côté des marches, une plateforme permettait l’accès aux nombreuses bouteilles disposées sur toute la hauteur du mur respectant l’ancienne vocation de quincaillerie du lieu.
Quoiqu’en l’occurrence, la vue des bouteilles était avantageusement remplacée par quatre silhouettes virilement masculines.
Les vitres embuées, le long comptoir d’inox, le long monsieur en long tablier qui nous commentait le long tableau noir, le monsieur plus petit qui l’aidait à préparer des petits plats valant bien les grands, tout cela nous plongeait, mon alcoolique 53 bis et moi, dans une agréable ambiance décalée. Cela et la chaleur qui descendait tout doucement dans nos reins sous l’effet d’un excellent verre de xarel-lo « colleçao » d’Albet i Noia, conjugué à la contemplation de quatre boucles de ceinturons étincelantes.
Absorbées par de fructueuses réflexions quant aux capacités de résistance des quatre individus exposés, nous remarquâmes à peine que l’homme au tablier, surnommé le Phare Breton ou la Perle de Cancale en fonction de son rythme nycthéméral, s’était assis face à nous, nos corps n’étant séparés que par quelques rondelles de saucisson aux pistaches.
Connaissant ses compétences incontestées dans la cueillette du champignon rare, nous l’avions chargé de découvrir un aventurier d’expérience et en ordre de mutuelle, capable de nous accompagner sur les routes les plus dangereuses.
Faisant preuve d’une conscience professionnelle admirable, le Phare avait déniché au pied d’un chêne, non pas un mais quatre baroudeurs répondant à nos critères, la crise économique provoquant leur rassemblement pour tirer des balles dans des canettes de Stella.
Excitées au plus haut point par l’histoire de trésor d’Axo, nous avions décidé de prendre les choses en main. Admettons que la Fraude reste à la maison pour soigner son diabète, qu’Axo reprenne du poil de la fête en sa compagnie, que nous trouvions une escorte de choix, que notre demande de trois mois de pause-carrière pour raison de santé mentale soit acceptée, il ne nous restait plus qu’à bondir à la recherche du diamant vert, la boussole à la main et la girolle au chapeau sans crainte du lendemain.
D’un sifflement discret, la Perle fait signe au premier des hommes de descendre nous rejoindre. Posant sa gourde à ses pieds, il retourne la chaise d’un geste militaire et s’assied à califourchon dans l’attente de nos questions. Paul, de son nom de baptême, a roulé sa bosse à travers le monde, mené des expéditions de l’Amazonie jusqu’à l’Antarctique en passant parfois par l’Arctique de la mort mais se relevant toujours.
Impressionnée par ce modeste cévé, je m’empare du bic à quatre douleurs de ma mère pour en consigner dans mon carnet de poésie les moments les plus épiques et signifie au héros que nous le contacterons si sa candidature est retenue.
Le crumble aux agariques fait merveille pour faire retomber la pression. Cette petite chose croustillante arrosée d’un très bon Mestaje , un vino de la terra el terrerazo à base de Bophal (pour 50%), nous permet de passer au postulant suivant qui déjà chaloupe vers notre table en roulant des mécaniques.
Le parcours de John, ainsi déclaré à l’état civil, semble en tous points similaire à celui de son prédécesseur. Lasse des coups de machette dans la forêt tropicale, je le renvoie sur le trottoir avec la formule d’usage, désireuse de passer à George, notre numéro trois qui piaffe devant les flacons.
L’homme est magnifique, taillé dans le granit, le regard intense, le front énergique. Je perçois l’émoi de 53 bis qui s’agite à mes côtés dans un départ au trot rassemblé.
Une aubergine confite au gorgonzola apportée par la providence vient rompre le charme et avalant sa soudaine absence de salive, la petite s’éclaircit la voix pour questionner le dieu vivant. Rien n’est jamais parfait et le timbre de fausset qui s’échappe de ce magnifique poitrail nous fait l’effet d’un mauvais rêve que nous chassons d’un geste dédaigneux de la main.
Se sentant ridicule de ses récentes pulsions, mon bras droit s’enferme dans un mutisme sinistre, tentant probablement de nous culpabiliser de sa propre sottise.
Nous l’ignorons, préférant porter notre intérêt sur une raviole à la ricotta et aux cèpes qui s’avère propice à ramener ma versatile camarade à de meilleurs sentiments. C’est même elle qui trompette notre quatrième larron avant qu’il ne prenne racine et que son pétiole ne s’étiole.
Ringo est du genre délicat. Le crâne dégarni, de petits yeux noisettes derrière des lunettes légèrement fumées, on le verrait mieux entouré de dossiers qu’escaladant une colline armé de son canif et de son bandana. Et pourtant, sa voix est chaude et rassurante. Ses mouvements sont précis et vifs. A la façon dont il a craché puis recueilli entre les lèvres un petit pois échappé au mixage d’une étonnante soupe aux pois et morilles, dont on avait gardé une louche pour réchauffer ses pieds bleus d’immobilisme, on a reconnu le vrai champion.
Qu’importe le choix que nous ferons, maintenant seules, nous levons notre verre au souvenir de ces quatre garçons dans le vin, alignés devant les bouteilles, la tête haute, le menton arrogant. Ah, comme ils étaient beaux ces mâles !
Et ce verre d’Ode au Temps qui Passe, d’Ostertach, c’est un peu comme si on l’avait déjà, notre trésor !
Bons baisers de partout.
Agent 53.
Le Café des Spores
Chaussée d’Alsemberg, 103
1060 Bruxelles
Tél : 02 534 13 03