Rugantino
Qu’est-ce que ça pèle !
Le mercredi soir, en Belgique, en hiver.
C’est dans des moments comme celui-là qu’on se désole de céder aux impératifs de la mode et force m’est de constater, qu’un col roulé tient plus chaud qu’un petit cache-cœur de soie sauvage.
Ce soir, mon bras droit et moi rencontrons un morceau de ma mémoire.
Alors que je glanais les renseignements indispensables à l’arraisonnement de trafiquants antillais et à leur assaisonnement à la sauce créole avec juste ce qu’il faut d’échalotes pour leur faire regretter que leur mère, dans un moment d’égarement, leur ait donné la vie, la petite avait, quant à elle, mis à profit le temps libre que lui laissaient ses emmêlés avec le chef des archives, pour recueillir plusieurs bouteilles à la mer envoyées par un porté disparu, mon très cher Axo.
L’homme était aux abois, en prise à de tels tourments qu’il n’entrevoyait de salut qu’en implorant mon aide et je ne pouvais décemment pas lui refuser la main secourable qu’il quémandait.
Le Rugantino semblait, lui aussi, sorti tout droit du passé, avec sa grande salle dans laquelle étaient alignées de longues tables aptes à accueillir un bureau de fonctionnaires en goguette voire un enterrement ou des fiançailles. De ci de là, quelques tables plus petites rendaient le slalom des serveurs plus sportif. Il y régnait une bruyante animation et les rires ricochaient jusqu’au plafond culminant à l’étage supérieur où une mezzanine en carré surplombait la pièce principale.
La Chose nous attendait, attablé dans un coin reculé, se tordant les yeux en tous sens et roulant des mains.
Je peinais à reconnaître en ce fragile personnage, l’ennemi juré, le poursuivant impitoyable, l’adversaire insaisissable et pourtant corse m’est de formater que ce débris n’était autre que mon bel Axo.
Rengainant mes sarcasmes et ma superbe au profit d’une adorable diplomatie, je prends place face à l’ombre de lui, 53 bis serrant sa dextre.
Hélant d’un battement de cils un garçon, je lui dicte d’autorité notre commande prenant l’initiative maternelle du choix, pour lui, la même chose que pour moi et pour elle, comme pour lui, histoire de ne pas y passer la nuit car morve m’est de conspuer que cette pauvre épave se nourrit n’importe comment et a des heures de sommeil à rattraper.
Prenant garde de ne pas heurter trop violemment mon verre de campari contre le sien de martini, de peur de lui déboîter un poignet décharné, je m’enquiers gentiment des raisons de son désarroi.
La confusion de ses propos n’ayant d’égale que l’incohérence de son discours, torve m’est de colmater que nous ne sommes pas sortis de l’auberge. Pensant à tort être parvenue à démêler les cheveux de sa pensée, je remercie avec soulagement la pause gustative procurée par la généreuse assiette de buratina déposée devant nous. Le fait est qu’au moment de planter une hardie fourchette au sein d’une des bourses, de mozzarella, le seul élément dont je sois sûre est que, poursuivi par meute d’individus armés des pires intentions et animés jusqu’aux dents, le désespéré s’est réfugié chez son parrain, propriétaire du restaurant. Le parrain, ayant perdu son accent, ses droits de cuissage et sa main mise sur la pègre en mariant une fille des Marolles, n’avait pu lui offrir que la protection de son toit et c’est pourquoi, ayant perçu en mon corps et âme un trouble incertain mais réciproque, à l’occasion de nos joutes passées, le héros défait s’est tourné vers moi.
Rougissant quelque peu de cet aveu, je laisse le soin à 53 bis d’éclaircir la situation, pour mieux me concentrer sur le plat suivant, les pasta al ragu, cuites al dente et les tomates et la viande et le ragoût et tout et tout.
On ne s’en rend pas toujours compte mais la vie ne tient parfois qu’à un fil. C’est en détaillant de très près le contenu de mon assiette pour y trouver une contenance, que j’aperçois, reflété par le dos de la cuiller, le canon d’un revolver, prolongé par la crosse puis par la main puis par le bras d’un tireur embusqué derrière la balustrade du premier étage.
D’un ultra-rapide mouvement de mon corps félin, je me lève, culbute Axo sur le sol, sans me jeter sur lui, saisis la table et la redresse en guise de bouclier. Déjà, des dizaines de projectiles viennent s’échouer dans le bois, déchiquetant la nappe de papier. Aux rires des convives, succèdent les cris et la fuite vers le boulevard. La foule hystérique s’échappe à travers les grandes vitres brisées, emportant lambeaux de rideaux et plâtre des murs explosés, célébrant d’une façon bien impie le mercredi des cendres.
Gardant la tête froide, je glisse un œil vers le tueur et morse m’est de composter qu’ils sont trois.
Mon colt python est parfaitement équilibré.
Je dispose de six balles et d’une précision diabolique.
Et je suis furieuse.
La première balle rentre gracieusement dans l’os frontal du premier tireur. La seconde se fiche dans le cœur de son comparse de gauche, la troisième et la quatrième sont moins définitives, éclatant les genoux du dernier assaillant.
Je rejoins mon 53 bis, épuisée d’avoir traîné Axo sur le trottoir. Il est blafard et tremble de partout. Je les entasse sur le siège passager de ma jaguar et vrombis sans plus attendre.
Pour les explications, je verrai plus tard. Après une bonne nuit de sommeil et une bonne soupe, il a intérêt à tout me dire car à présent, torse m’est bien de molester, que le cher amour est incapable d’émettre autre chose qu’un ronflement.
Bons baisers de partout.
Agent 53.
Rugantino
Boulevard Anspach, 184
1000 Bruxelles
Tél : 02 511 21 95