Episode 29 : « La Villa Créole »

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La Villa Créole

 

C’est par une nuit sans lune que nous embarquâmes, pour une mission très spéciale en Martinique, à bord un coucou datant de la guerre des Gaules à en juger par sa plaque minéralogique à trois chiffres mais obéissant au doigt et à l’œil de son maître, d’à peine 20 ans son aîné.

Le voyage ne fut qu’enchantement, ravissement et vomissements, l’absence d’hôtesse et de verres nous obligeant à partager au goulot du commandant deux litres d’un excellent 10 ans d’âge de la maison JM suivis de deux autres bouteilles de rhum blanc de chez Neisson. C’est au terme d’un exposé sur les rhums agricoles que notre homme s’endormit, laissant à mon équipier la direction des opérations. Le brave Millesoupirs, grisé par le jus de canne, ne se fit pas prier pour empaumer le manche à balai, me permettant de lire à sotte et inintelligible voix le Notre Père en Créole collé sur le dos de son parachute.

 

Mais non n’étions pas de ceux pour qui le destin sonne le glas et nous foulâmes d’un pied incrédule la terre de Fort-de-France à l’heure dite, à cinq minutes près, quoiqu’un jour de retard. Après avoir remercié du fond du cœur et donc du bord des lèvres où il s’était logé, l’as des as, nous titubâmes jusqu’au palmier le plus proche et cessâmes toute émission.

 

Deux jours, six heures, cinquante-trois minutes plus tard, nous sommes prêts à passer à l’attaque, ragaillardis par notre courte sieste.

Me tournant vers mon compagnon de plage afin qu’il ouvre la valise diplomatique menottée à son poignet et contenant notre ordre de mission et quelques strings de rechange, je remarque combien son ombre paraît énorme par rapport à la mienne, toute en finesse et courbes harmonieuses. Au moment où je vais lui faire remarquer qu’il a forcément forci en forçant comme un forcené sur le rhum, je me rends compte que, vaincu par la fatigue, le pauvre s’est endormi sans ôter son parachute.

 

Sans perdre une minute de plus à de futiles étirements, je m’empare de nos instructions et nous annonce qu’il nous reste cinq minutes avant de partir pour l’Anse Mitan.

 

Un brin de toilette, un coup de brosse et une touche de mascara et nous voilà aux portes de la Villa Créole.

C’est une maison jaune, adossée à sa voisine, on y monte à pied, on ne tire pas, ceux qui vivent là, sont bien protégés.

 

Il s’agit de découvrir l’heure et le lieu exacts où seront dealées plusieurs grosses cargaisons de crack acheminées par bateau depuis la Dominique vers l’une des nombreuses petites cryptes de la côte martiniquaise. La belle affaire !

La réputation acquise dans l’affaire russe ayant largement dépassé notre continent, on avait fait appel à moi pour effacer les traces des cuisants échecs de la Brigade locale des Stupéfaits.

 

La transaction de ce soir aura lieu entre le docteur Christopher Till et monsieur Oliver Mine respectivement coachés par une jeune et blonde maîtresse.

Le docteur est un chimiste allumé, arborant, au revers de son veston, une curette lui permettant de prélever de façon professionnelle un gramme de cocaïne, et une élégante calvitie assortie à son teint hâlé. C’est un individu sans scrupule et dont il faut se méfier.

 

Les tables sont disposées autour d’un patio comprenant, quelques marches plus bas, une piste de danse et une scène où le maître des lieux enflamme la foule des dîneurs subjugués par la reprise des plus grands fiascos de la chanson française.

 

L’agencement des lieux nous permet vite d’élaborer un plan désarmant de simplicité. Toi, à droite, moi à gauche.

Aussi taudis, aussitôt fait et déjà voilà mon Millesoupirs qui se dirige d’un pas habitué vers les cuisines. Se mêlant aux serveurs en sa qualité d’extra engagé en toute dernière seconde par le boss qui n’a pu prévenir vu qu’il est en train de nous servir du Goldman en Créole, il s’occupera de la commande de la 53, les deux messieurs en costume et leurs deux blondes.

Moi, je glisse de Noah à Voulzy me déhanchant subtilement en contrebas de leurs conversations, à deux pas de leur table.

 

L’entrée, une très honorable terrine de poissons, ne nous laisse malheureusement pas entrevoir la sortie, leurs propos oscillant entre les leçons de solfège de leur marmaille et leur handicap au golf.

 

Les lambis, délicieux coquillages servis en lamelles, à la crème et accompagnés de christophines à l’étuvée ont par contre la vertu d’amorcer la causerie vers les choses sérieuses.

C’est en desservant avec une infinie lenteur que l’information tant attendue tombe dans l’oreille du serveur, fort judicieusement orientée vers leurs lèvres et réglée sur la sensibilité maximale.

 

Ayant compris par sa série de soupirs émis en morse qu’il est temps de mettre les bouts, je m’arrache à regret à l’étreinte zoukée d’un autochtone muni, entre autres, d’un sens du rythme admirable et je rejoins mon binôme qui piaffe à l’embarcadère tout proche.

 

Je me refuse à transmettre notre rapport de mission à qui de droit avant notre arrivée à l’aéroport et la certitude qu’Air France nous prenne sous son aile pour le retour.

Pas de bras, pas de chocolat.

Pas de place de marque, pas de saisie de crack.

Les voyages forment la jeunesse mais à l’aller, j’ai pris 10 ans et pas que de rhum brun et quoi qu’on en pense, y a des gens qui tiennent à moi !

 

Bons baisers de partout.

 

Agent 53.

 

 

La Villa Créole

Anse Mitan

97229 Trois Ilets

Martinique

Tél : 0596 66 05 53

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