La Table de l’Abbaye
Repas d’affaires avec le L.I. (Labo de l’Impossible) ce midi.
Que j’avais tout à fait oublié. Et par conséquent, hélas, mille hélas, je me suis habillée n’importe comment ! Et cela m’agace.
Et faudrait que je sourie !!
Oui, faudrait. Faudra.
Arturo Vidol, lui est sur son 31. Ongles polis, flanelle hypoallergénique, cravate avec écusson du Service (disponible à la boutique du fan-club), fil d’Ecosse et mouflette rebroussée.
Et bien sûr, il pilote de main de maître sa Mercedes trafiquée à travers la circulation. Sans un bruit, tout en harmonie. Comme une balle qui passe à travers le silencieux avant de s’enfoncer en douceur dans le pariétal d’un méchant.
A ses côtés, la colonelle transpire dans sa robe de grossesse en pétales de rose. Tissu aérien, dernier cri, dont l’étiquette recommande un nettoyage à sec. L’air conditionné savamment dosé empêche l’autodestruction de l’étoffe quand la mère en sursis se met à suer à grosses gouttes.
L’idée est la suivante. Obtenir la réalisation d’une panoplie d’armes révolutionnaires à un coût acceptable par le Conseil. A savoir, restent disponibles trois francs, six sous, si l’on tient compte du budget alloué aux effets personnels de Vidol et de Mirena, qui doivent chacun posséder autant de lingerie de luxe que la reine d’Angleterre de chapeaux. Ou que Millesoupirs de poils à son costume.
La Table de l’Abbaye est un endroit charmant. A deux pas, quinze si l’on porte des talons de dix centimètres, de l’avenue Louise. C’est une maison de style agrémentée d’une cour intérieure décorée avec goût. Chaises métalliques, pour protéger la forêt amazonienne, coussins rebondis, nappes immaculées, vaisselle de qualité, service impeccable et parasols télescopiques de fabrication nivelloise, capables de dissimuler notre rencontre des regards curieux.
A notre arrivée, le docteur Folarmure et sa collaboratrice Véronica Psull, fille naturelle d’un illustre savant de Berlin-Est, nous font signe du regard que l’endroit a fait l’objet d’une reconnaissance minutieuse et qu’il est dénué de systèmes d’écoute.
Après l’apéritif et un début de conversation tout en banalités polies, l’affaire tourne au vinaigre.
Non pas que la salade de homardine soit trop aigre à mon goût, elle est certes en tous points exquise, mais du coin de l’œil, je capte un reflet suspect provenant du magasin de vaisselle fine jouxtant le restaurant.
Discrètement, je déplace mon pied droit de 35,6 degrés pour qu’il se trouve juste en face du gauche de Vidol. Du gros orteil, j’enclenche le système à infrarouges, relié à nos nerfs optiques, et lui transmets automatiquement un compte-rendu détaillé de la situation.
Profitant de la pause avant le plat, en l’occurrence, un délicat poisson mais qui me fera faux-bond, je les prie de m’excuser et pars me repoudrer aux toilettes.
De là-haut, la vue est idéale. Je contrôle le jardin, le magasin et les maisons voisines.
Les suspects sont au nombre de trois.
Un individu vêtu d’une gabardine, démodée en cette canicule, fait miroiter entre ses doigts boudinés un fragile verre de cristal. Une geisha en kimono rajuste sa coiffure d’un air songeur en admirant les assiettes en porcelaine. Et enfin un adolescent en walkman tripote son gsm en plein milieu du magasin.
Dès lors, tout va très vite.
En une fraction de seconde, la dame a sorti de son chignon une longue épingle, qui se révèle être une sarbacane mortelle, l’engabardiné boudiné a fait tomber l’habit pour saisir son uzi et l’ado boutonneux, qui n’a rien vu rien entendu, continue d’envoyer des sms à sa nana.
Mais déjà, j’ai sauté par la fenêtre comme Belmondo dans sa décapotable, rebondi sur le parasol et je m’engouffre, après un salto avant, à travers la vitrine, neutralisant dans une sublime extension des jambes, les deux personnages par une savate digne de Bruce Lee.
Vidol daigne alors poser ses couverts et me prêter main forte. Saisissant d’autorité le portable du teenager interloqué, il réveille Millesoupirs en pleine sieste postprandiale, l’enjoignant de venir ramasser les deux gisants, le nez éclaté, l’un dans un saladier, l’autre dans l’argenterie.
Vérifiant furtivement de la dextre que l’ourlet de ma robe a tenu, je regagne mon siège à pas mesurés afin de savourer en toute béatitude professionnelle, un gratin de fruits bien mérité.
Il va sans dire la colonelle et la discussion avec le L.I. ont frôlé l’avortement et que, compte tenu des quelques bricoles froissées dans l’action, le maigre budget « armes secrètes » se fripe comme peau de soleil au chagrin.
Mais comme on ne fait pas d’omelette sans casser de verres, la Table de l’Abbaye et les renseignements que Mirena saura extirper des deux vilains valent bien le détour.
Bons baisers de partout.
Agent 53
La Table de l’Abbaye
Rue de Belle-Vue, 62
1000 Bruxelles
Tél : 02 646 33 95