Episode 17 : « La Brasserie des Arts »

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La Brasserie des Arts

 

Je suis faite comme une souris.

Faite et bien refaite. 

Moi, l’agent 53, la perle des Services Secrets, probablement la meilleure espionne de ma génération, je suis atterrée au fond de la salle, près de la fenêtre, avec vue sur le pavé détrompé de la grand-place de Nivelles.

Devant moi, à quelques tables, Anatole Huène, éternel baroudeur dont je croyais à tort qu’il avait terminé son existence tumultueuse dans le ventre d’un caïman opportuniste. Sa présence en ces lieux est tout à fait incongrue. Il a déposé à côté de sa serviette son chapeau de toile et s’appliquait à se curer méthodiquement les ongles de son opinel. Malgré son incontestable ressemblance avec Indiana, il devait avoir dans les soixante ans. Pour m’endormir, ma mère me racontait comment il avait tenu en respect telle ou telle bande de sauvages rien qu’à la force du regard.

Sur la droite, de l’autre côté de la pièce, un couple devisait avec enthousiasme. Elle, la quarantaine défraîchie, vêtue d’un tricot informe et d’une jupe à godets. Thérèse Campette, mon ex-secrétaire, pour qui l’heure de la vengeance devait avoir sonné, rythmait la conversation de son cheveu terne. Face à elle, le sourire enrôleur et l’œil câlin, Axo, himself, l’encourageait à donner du chignon et des détails.

Entre leurs deux tables, la sortie. Porte à battant et sas anti-courant d’air qui ne faciliterait pas ma fuite si, d’aventure, je pouvais la prendre.

Derrière l’infâme couple, sur la droite, un couloir menait aux commodités, autre possibilité d’envol.

A ma droite, les cuisines dont je ne connaissais rien, à peine maman m’avait-elle appris à cuire les chicons en les faisant suer à petit feu sous une feuille sulfurisée.

 

Suer à petit feu. L’idée m’est venue tout naturellement. Il fait chaud ici. Très chaud. Une souricière ne saurait être climatisée mais la température dans la pièce doit avoisiner les quarante mugissants, à moins que ce ne soit la mienne. N’ayant pas de mercure dans mon petit matériel, l’hypothèse reste sans réponse.

 

Je n’avais vraiment aucune intention de manger cette casserole de moules, premier choix qui me soit venu à l’esprit pour éconduire le gentil monsieur au calepin, mais le fumet iodé me monte aux narines et je profite de sa vapeur pour masquer mes pensées à l’adversaire.

 

Tandis que mes doigts dégoulinent de jus, mes neurones ne sont pas en reste.

Si je me retrouve ici, échouée comme une canette vide sur un brise-lames, c’est du fait de 53 bis. Cette petite n’était peut-être pas tout à fait prête à affronter le monde extérieur. Malgré ses grands airs et son ego démesuré, n’oublions pas que ce n’est encore qu’une enfant,  techniquement parlant bien sûr.

 

« M’uri » lui ai-je dit ce midi, « peux-tu analyser ces deux missives interceptées hier soir par Millesoupirs ».

 

Ayant décidé de lui lâcher complètement la bride, je n’ai pas douté un seul instant de son interprétation des choses. Elle m’apprend que ce soir, un rendez-vous important se déroulera dans une brasserie nivelloise. Seront présents Axo et une autre personne non encore identifiée. L’objet de cette rencontre : transmission de données classées X.  Elle me propose de m’y rendre pendant qu’elle fera le guet au-dehors, savamment dissimulée.

 

La providence vient mettre un terme à mes réflexions, quand le patron des lieux invite tous les hommes de sexe masculin à quitter la salle.

 

Obnubilée par mon idée de piège, je n’avais pas pris attention au podium disposé à l’entrée. Alors qu’Axo, d’un baisemain adorable, prend congé de la traîtresse et s’en retourne vers de nouvelles aventures sans s’être aperçu de ma présence derrière les mollusques, Anatole Huène s’éclipse dans les toilettes.

 

La lumière diminue, l’assistance retient son souffle et prennent place sur l’estrade quelques musiciens ainsi que trois mâles en string, dopés au lait sucré concentré.

 

Saisissant de deux doigts poisseux, les messages glissés dans mon sac, j’en comprends enfin la teneur.  Il s’agit en fait d’un rendez-vous donné à la Campette par Axo dans l’espoir de lui soutirer des informations secrètes et de l’annonce d’un spectacle des Chippendales au même endroit.

 

Happant la dernière bête de la casserole d’une habile avancée des lippes, je respire et faisant contre mauvaise fortune bon beurre, je me laisse envahir par les déhanchements virils.

Un énervant point lumineux sur mon bras gauche me ramène à la réalité. Détournant avec difficulté le regard du spectacle captivant, je l’aperçois.

Là-haut, tenant compagnie à Jean de Nivelles dans le clocher de la collégiale, le minois irréel dans la lune blafarde, la Petite, un miroir à saupoudrer à la main, me signale en corse qu’elle domine la situation.

Ignorant ses appels intempestifs, je la laisse croupir dans les sommets, pour reporter mon attention sur les corps d’élite.

 

Maman avait raison, Anatole Huène devait être capable de rendre dociles les sauvages sanguinaires rien qu’à la force du regard. Si l’on en juge par sa prestation sur scène ce soir, il devait disposer de bien d’autres armes encore. Quoi qu’il en soit, 53 bis est bien trop innocente pour apprécier son subtil jeu de jambes.

Si je survis à la nuit, j’envisagerai, peut-être, de délivrer la princesse de sa tour d’ivoire demain matin.

 

Bons baisers de partout.

 

Agent 53.

 

La Brasserie des Arts

Grand-Place, 51

1400 Nivelles

Tél : 067 21 83 73 

 

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