In den Appelboom
« Descends tes talons, pointe du pied vers l’intérieur, et les mains basses ! »
Cela ne fait jamais que la 53e fois que je le lui répète. Elle a de la chance, 53bis, d’avoir une maîtresse aussi gentille que moi. J’en ai connu, qui pour moins que ça, recevaient des coups de cravache sur les doigts. Avec moi, jamais ! Parmi mes nombreuses qualités, la patience et la compréhension sont certainement celles qui me valent l’admiration de tout le Service et qui, je pense, forcent même le respect de mes ennemis crachés, jurés.
La petite avait appris l’équitation ou du moins, avait appris à monter à cheval dans son Maroc d’adoption. Elle y avait conquis le cœur de hordes de cavaliers sentant bon le sable chaud et le mouton, rustres mâles au visage buriné, esbaudis de voir une si pâle créature imposer sa façon de penser aux étalons rétifs.
Mais son style était déplorable.
Dès son engagement, je m’étais hâtée de la vêtir correctement et j’avoue que les bottes Hermès en cuir souple, dont j’avais réussi à faire passer la note en frais de bureau, lui conféraient un charme indiscutable. Une fois dégrossie, cette tendre enfant pourra se montrer, elle aussi, digne de l’Art Equestre. Enfin, je le souhaite.
Mais un tien vaut mieux que deux tu l’auras et je crois que nous allons en rester là aujourd’hui.
Attendrie par son air boudeur et sa susceptibilité à l’égard de mes conseils, je ne peux m’empêcher de me revoir à la même taille.
C’était en hiver. Un hiver particulièrement froid. Les routes gelées empêchaient l’usage de tout véhicule. Je n’étais encore qu’une adolescente mais reconnaissant en moi les ingrédients qui président à l’accomplissement d’un grand destin, maman fit seller ma jument et me remit solennellement un mystérieux colis à acheminer urgemment de l’autre côté de la forêt. Depuis ce jour, la neige ne m’a jamais plus semblée aussi froide, les arbres aussi hostiles, les buissons aussi inquiétants, mon pouls aussi rapide. Enigma, ma belle baie, a filé comme le dernier bas d’un matin du rendez-vous important, silencieuse et rassurante entre mes cuisses. Notre contact nous attendait à l’orée du bois. J’avais réussi ma première mission. J’en avais les joues roses d’excitation. Contenue.
La jugeant fin prête pour la cérémonie de demain, j’octroie à ses jolies fesses malmenées par le cuir la douce récompense des sièges rebondis de mon bolide et je nous emmène à une vitesse indécente vers une table accueillante.
La silhouette claire de l’Appelboom, ancienne ferme bruxelloise, se découpe artistiquement dans le crépuscule comme ces petites rides attendrissantes au coin des yeux d’Axo quand il sourit.
L’odeur douceâtre des champs moissonnés nous plonge aussitôt dans une rêverie pastorale à peine troublée par l’enthousiasme des 228 chevaux sauvages qui hennissent sous mon capot.
La salle est vaste, toute en longueur, uniquement éclairée à la bougie et décorée de photos sépia et de souvenirs de brocante.
Nous prenons place à une simple table de bois brut et sous l’œil bienveillant d’une institutrice de village et de sa classe en culotte courte, immortalisées sur le mur de droite, nous fondons sur la carte comme deux grenouilles de bénitier à une fête paroissiale.
C’est qu’il s’agit de prendre des forces. Demain, c’est la Saint Hubert et la bénédiction de tous les animaux qui illuminent nos petits matins blafards. Bien sûr, nous présenterons nos fidèles coursiers, fiers et la robe luisante dans la lumière hivernale. Les sœurs Michemolle feront bénir leurs affreux siamois, le major Depris, sa pie voleuse, Mirena, sa guenon des Iles Vierges. Quant à Millesoupirs, il se montrera seul, le port altier et la démarche assurée, nu dans sa peau d’ours, soigneusement décrottée pour la circonstance.
Affamées, nous le sommes. De l’appétit, nous en avons. Du courage, plus qu’il n’en faut. De l’intelligence et de la beauté, à revendre.
Mais qui pourrait croire qu’une naine, même souffrant d’une hyperthyroïdie aiguë associée à un ver solitaire, puisse engouffrer une telle quantité de nourriture ?
En tous cas, moi, je n’aurais jamais imaginé que, dans un petit corps de 43 kgs bien que muni d’un estomac disproportionné, l’on puisse faire tenir une brochette de petits boudins au confit d’oignons, suivie d’un pavé de bœuf et trio de stoemp en terminant par une mousse au chocolat maison, tout en sachant qu’à l’apéritif, la belle avait insisté pour grignoter une portion de tête pressée !
J’avais renoncé à lui prodiguer mes ultimes recommandations pour l’évènement du lendemain. Une fille du désert qui a pratiqué le pur-sang arabe est sûrement apte à maîtriser un banal selle français quand les cors de chasse résonneront dans la brume matinale.
Advienne que pourra. Et comme son processus de digestion ne sera certainement pas terminé à l’aurore, l’on peut espérer que ses seuls neurones irrigués seront ceux de la raison et non ceux de l’initiative personnelle.
Bons baisers de partout.
Agent 53.
In den Appelboom
Rue du pommier 401
1070 Bruxelles
Tél : 02 520 73 03