Episode 15 : « Salon 58 »

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Salon 58

 

La vue est imprenable.

Moi aussi.

Assise en tailleur sur la partie supérieure de l’atomium, aussi sereine qu’une geisha sur ses boules, je m’accorde un moment de suprême répit.

Primo, je les ai ! Et me prouvant à moi-même que j’ai encore toute ma tête, je me retiens, du bras gauche, de les brandir, du bras droit, ne voulant pas risquer le malencontreux coup de vent qui emporterait les microfilms vers d’autres poings.

Deuxio, j’invoque mentalement les cieux pour arriver à concentrer sur le minuscule écran de commande à distance de l’hélico dont Mathieu m’a révélé tous les secrets en quelques heures d’apprentissage accéléré.

Quatro, je me félicite, cette fois à haute et intelligible voix pour me donner du cœur au ventre, de ma subtile manœuvre.

Poursuivie en plein ciel par mon mien espion préféré à moi à qui j’avais ravi les plans du Falloscope, je me suis mise à circonscrire des cercles ronds concentriques de plus en plus circulaires au-dessus du merveilleux édifice reposant sous mes fesses. Jusqu’à lui faire perdre la raison et les boules. Jusqu’à ce qu’au 186e tour, je m’éjecte subrepticement du Frelon et le laissant s’envoler seul, tel une alouette, gentille alouette, vers le Sud. Emportant dans son sillage l’Axo désaxé.

Le coup du kaléidoscope dans toute sa splendeur.

Mais à présent, battue par les beauforts, je lui ferais bien le coup de la fille qui a froid, voire celui de la panne des sens.

N’écoutant que l’atavique courage qui coule dans mes veines, d’un geste sûr, je me défais de ma guêpière, la déploie au vent et ce minuscule morceau de dentelle micronisée se gonfle tel un  gracieux parachute qui me permet de fouler bientôt le sol de notre belle nation. Négligeant la remise en place de l’accessoire, d’une main, je le replie dans le sens du poil tandis que de l’autre, j’arrête le flux automobile pour m’élancer vers la soucoupe volante échouée dans la rue voisine et aperçue de là-haut dans l’essieu.

 

A peine essoufflée et les joues élégamment rosies par ma course, je franchis le seuil de ce providentiel engin spatial.

La salle est quasiment vide et mon entrée trop discrète est à peine remarquée par le personnel affairé, en pleine discussion footballistique.

Quelques blondes, nonchalamment accoudées au bar d’acajou, sirotent un cocktail, en commentant leur soirée de la veille.

Ah, cette atmosphère bon enfant est loin de la poursuite aérienne que je viens de vivre. Ce qui n’est certes pas pour me déplaire. Le cadre est joli, l’espace vaste et l’on a même poussé le souci du détail jusqu’à y suspendre une planisphère stylisée métallique pour me rappeler le sens des réalités.

 

Je suis assise depuis une seconde quand un discret appel me signale que le Frelon a regagné la Ruche sans encombre.

Je suis assise depuis quinze minutes quand un évanescent serveur daigne faire un peu de cas de mon désir de me sustenter.

Je suis assise depuis trente minutes quand un évanescent martini s’offre l’honneur de se répandre dans ma gorge ravinée par la soif.

Je suis assise depuis trois quarts d’heure quand une querelle éclate à la table voisine.

Occupée par un petit couple accompagné de deux blonds chérubins au visage angevin. Lui le cheveu de couleur incertaine, le teint cireux. Elle, robuste rousse en ébullition. Eux, les nains, en pleine bagarre de cure-dents.

 

Je suis assise depuis une heure quand les éléments du drame s’agencent. A gauche et venant de passer la porte d’entrée, Hans Lègel, l’espion venu de Pointe-à-Pitre. A droite et venant de passer la porte des cuisines, le garçon, porteur de tous mes espoirs : une palette de Sushi roll et de Sashimi à la californienne, mets à l’énoncé le plus court sur la carte et dont j’avais estimé à tort qu’il arriverait le plus vite sur la table.

 

Je suis assise depuis une heure et trente secondes quand l’inévitable se produit. Lègel me voit. Je bondis hors de mon fauteuil. Imprime un mouvement de toupie au garçon et l’envoie, lui et ses sushi, percuter l’espion venu du froid. D’une pirouette, je me suspends au lustre de cristal, me balance et parachève le travail en enfonçant mes talons aiguilles dans les yeux au riz du méchant.

 

Cette indispensable mise au point effectuée, je m’apprête à quitter dignement les lieux quand le plus petit des gnomes de la table d’à-côté vient trifouiller dans ma poche et en ressort mon précieux trésor. La guêpière, je lui aurais gentiment laissée, les microfilms, plutôt mourir. J’ai à peine le temps de réaliser son geste qu’il les fourre dans le canon de son Mauser  en plastique et les tire à bout touchant dans la bouche hilare de son frère qui se dépêche de les avaler sans demander son reste.

 

Je souffre mille morts. Anéantie. Abusée par un nain.

Dès que je leur aurai tordu le cou à ces deux-là, je les confierai à ma mère plutôt que de les voir passer à l’ennemi.

Y a pas d’âge pour apprendre un vrai métier !

 

Bons baisers de partout.

 

Agent 53.

 

Salon 58

Avenue de l’Atomium, 6

1020 Bruxelles

Tél : 02 479 84 00

 

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