Le Belle-Vue
Ma position commence à devenir quelque peu inconfortable et à l’instant-même où mes moyens et grands fessiers hurlent en silence, j’acquière la certitude que cette admiration sans borne que je voue au caméléon, gentil petit animal de compagnie des Amazones d’Amazonie, est entièrement méritée.
Totalement intégrée au décor surréaliste, cela fait une bonne demi-heure que je les observe. Déguisée en sorcière, assise du bout des fesses sur un balai suspendu au plafond, je ne perds pas une mie de la conversation laborieuse entre la Petite et l’Ours.
Hier, affamée, déshydratée et souffrant d’un bouton d’acné sur le menton, j’ai trouvé refuge au Belle-Vue. Suivant de peu l’ingestion successive mais heureuse de boulettes sauce tomate et de boudin noir compote, arrosés de deux verres de Kriek, l’idée de tester 53bis a germé dans mon subtil esprit survolté.
Elle viendra ici. Entrera dans cette salle hallucinante, écarquillera les yeux devant les posters de Sandra Kim, les photos de Mamine Pirotte et les figurines de gilles en ribote décorant sobrement la pièce. Cherchera d’un air hagard son contact. Enfin elle s’assoira, déjà prête à craquer, face à mon complice préféré, le regard plein de questions.
Ce matin, alors qu’elle essayait de trier mon courrier du cœur, un message personnel lui est parvenu. Lui donnant un rendez-vous discret au 2 boulevard Reyers. Ordre lui était intimé de n’en souffler mot à quiconque, même pas à sa supérieure hystérique. L’homme l’attendrait dans la salle du fond, un feutre à la boutonnière, une rose rouge posée sur la table, la DH du dimanche précédent à la main.
Persuadée de rencontrer Axo dans toute sa splendeur, la pauvre enfant fut assez décontenancée. Millesoupirs, rentrant le ventre du mieux qu’il pouvait, se prit au jeu avec toute la subtilité dont il était capable. Souffrant d’un abcès dentaire gauche, il n’eut aucun mal à se tailler un profil aryen en remplissant sa joue droite de gaze hydrophile. Cette dernière, par définition, se gonflant peu à peu de salive, lui permettait de parler la langue de Goethe en allemand dans le texte. Son cheveu récalcitrant ne voulant pas être en reste, il y avait appliqué une généreuse couche d’un mélange de blanc d’œuf et d’eau oxygénée. Le résultat était teutonnant.
Les présentations faites de façon monosyllabalbutique, le malin Germain, pour réchauffer l’atmosphère, commanda en guise d’apéritif un schnaps et un cervelas pour deux. Le temps pour la belle de se plonger dans les méandres d’une carte digne d’un opéra-bouffe. Allait-elle opter pour la saucisse au kilomètre ou pour la vache folle sanglante ? Millesoupirs, quant à lui, devait hésiter entre le menu « fin du mois » et le « spécial cirrhose ».
Mais, par-dessus l’étang, soudain, j’ai vu passer les oies sauvages. Un vol de perdreaux par-dessus les champs montait dans les nuages. Une illusion d’optique, certes et générée par la fuite du calcium hors de mes cellules musculaires. La tétanie menaçait de me faire choir de mon frêle perchoir. Les volatiles n’étaient en fait qu’une joyeuse bande de musiciens venus fêter le festival de la moule. Et prenant place sur l’estrade, juste sous mes jupes.
Dès les premiers désaccords, je sentis mon derringer glisser horriblement de mes hardes pour aller résolument frapper la tempe de l’auteur-décompositeur.
Absorbée par la saga des microfilms errant prétendument entre l’hôtel de la plage à Sautin et le George V, l’innocente n’entendit pas l’écroulement du crooner. Situation dont je profitai immédiatement pour descendre d’un souple coup de rein de ma fidèle monture et m’asseoir à leur côté, non sans avoir récupéré mon arme mortelle.
Après un bref clignement oculaire de connivence, et nous débarrassant promptement de nos accessoires de scène, nous félicitons notre charmante collègue pour sa maîtrise d’elle dans cette simulation stressante.
Avant de la forcer doucement mais fermement à terminer son assiette.
Courage, ma belle enfant.
Ta vie d’espionne, aussi exceptionnelle puisse-t-elle être, ne sera pas de tout repos et un kilomètre haché, ça use, ça use la santé.
Bons baisers de partout.
Agent 53
Le Belle-Vue
Boulevard Reyers, 2
1030 Bruxelles
Tél : 02 7057052