La Brasserie Alsacienne
Son boulot, c’est de m’emmener au boulot !
« Chauffeur, suivez ce bus ! »
Tétanisé sur son siège, le pauvre homme, la cinquantaine bien sonnée et encore six bouches à nourrir, est incapable d’obéir à mon injonction. Ses dix neurones restés valides depuis la bataille de Genappe se sont mis sur off.
Il n’y a pas une seconde à perdre. Devant, le 49 négocie déjà le virage vers les tunnels.
N’écoutant que mon bon cœur, j’effectue un massage rapide du sinus carotidien (aussi appelée « prise de Spock ») de l’ex-héros et le propulse inanimé sur le trottoir, en compagnie des autres usagers, usagés et terrorisés, et je prends les commandes du 53 m’apprêtant à passer en vitesse du son si besoin est.
Tout commença ce midi, quand, piétonne malgré moi pour cause de retournement de bolide dans le sens anti-horlogique, je vis passer une silhouette bien connue de l’autre côté du boulevard.
Fermentant probablement quelque projet machiavélique, Axo disparut de ma vue incrédule dans un véhicule banalisé frappé aux armes de la Stib.
Je n’avais pour moi que toute ma tête et contre moi que mes chaussures de pluie, fines sandales à talons qui ne tardèrent pas à se coincer dans le pédalier de l’Enterprise, bloquant les moteurs à plein régime.
Déroutant le 53, je file, à pas de loupe, telle une squaw sur le chemin de la bière, mon meilleur ennemi du monde, zigzagant gracieusement parmi le petit peuple ravi.
Encouragée par les klaxons admiratifs, j’atteins sans encombre la plage du débarquement, l’arrêt du Wetland Shooting Semper. Où, l’Innommable, emporté par la foule, s’engouffre, ignorant du danger.
Dégageant d’une habile rotation de la cheville mon talon qui piaffe, je lui emboîte le pas, échouant à maintenir entre lui et moi la distance de deux crocodiles de sécurité.
Emportés par la houle qui nous traîne, nous entraîne, écrasés l'un contre l'autre nous ne formons qu'un seul corps. Et le flot, sans effort, nous pousse, enchaînés l'un et l'autre et nous laisse tous deux épanouis, enivrés et heureux.
Entraînés par la moule, qui s'élance et qui danse une molle farandole, nos deux mains restent soudées. Parfois soulevés, nos deux corps enlacés s'envolent et retombent épanouis, enivrés et heureux.
Soudain, je pousse un cri parmi les rires. La boule vient l'arracher d'entre mes bras. Emportés par la goule qui nous traîne, nous entraîne, nous éloigne l'un de l'autre, je lutte et je me débats. Je crie de douleur, de fureur et de rage et je pleure.
Entraînée par la soûle qui s'élance et qui danse une folle farandole, je suis emportée au loin et je crispe mes poings, maudissant la poule qui me vole l'homme qu'elle m'avait donné et que j’ai cru ne jamais retrouver.
Que je retrouve finalement attablé face à une appétissante blonde, plantureuse choucroute garnie, rassemblant ses idées et ses sens en tous sens à la terrasse de la Brasserie Alsacienne.
Me glissant en silence face à lui et la chose odorante, je laisse flotter sur mes lèvres un sourire énamouré pour le hasard qui nous réunit.
Nous nous parlons du bout des yeux, lui rongeant son os, de jambonneau, moi, parcourant d’un sourcil froncé la carte hétéroclite.
N’ayant pas eu le temps de composter mon ticket de bus, je dispose encore de quelques euros au fond de mon sac et le prix abordable des victuailles proposées est fait pour me plaire. Par contre, je remarque d’emblée qu’on a fait une grôôôse blague au responsable de la carte des vins en lui filant un clavier azertkwert, histoire qu’il réinvente l’orthographe. Le pauvre homme qui en a omis les noms de certains propriétaires, se rattrape en nous proposant 3 millésimes de Cahors, et termine en beauté par quelques clus crassés égarés entre les scampis et le stoemp de poireaux.
« J’arrive, j’arrive, bien sûr j’arrive mais j’ai jamais rien fait d’autre que d’arriver. » me lance le garçon efficace.
Ayant besoin de me démouler quelque peu, je prends d’assaut un filet pur dépoulinant de jus à s’en lécher les bobines et contemple mon meilleur ennemi pratiquer sans anesthésie l’exérèse d’une fibre porcine coincée dans sa fausse molaire.
Venue sans autre arme que mon charme et mon intelligence, l’opportunité de ne pas faire chou blanc se présente enfin à moi.
Je parviens à duper l’Affreux, glissant entre ses côtes de maille, le fémur blanchi avant que le zélé n’emporte son assiette.
De nouveau, soudés l’un à l’autre par mon 9 mm en os mâché, nous ne formons qu’un seul corps.
Axo est à moi. Comme je suis heureuse. La vie est belle.
Bons baisers de partout.
Agent 53
La Brasserie Alsacienne
Westland Shopping Center
Boulevard S. Dupuis, 529
1070 Anderlecht
Tél : 02 520 11 66