L’Estran
Je piaffais d’impatience.
Intérieurement.
Je mets quiconque au défi de deviner combien ses retards perpétuels m’agaçaient. D’autant plus que je la soupçonnais d’agir de la sorte pour tester ma résistance au stress.
Puéril. Ridicule. Mais elle ne se lasserait jamais de s’enorgueillir de ma parfaite maîtrise de moi.
Elle. La directrice de la célèbre EPEE (Ecole pour Espionnes Erudites). Maman.
Confortablement attablée, dos à l’entrée (afin de bien lui faire comprendre que je ne guettais pas du tout son arrivée), je me laissais peu à peu envahir par l’ambiance apaisante de l’endroit. Quel bonheur, le bruit de l’océan, les cris des oiseaux, les bulles des poissons, le calme et la gentillesse du patron qui se déplaçait sans faire de vagues entre les tables ralentissant le temps pour mieux le savourer (pas trop, quand même).
Tout cela semblait n’avoir été créé rien que pour moi, espionne internationale obligée de patienter sereinement alors que ma directrice de mère venait probablement juste de fixer son 11 mm à son porte-jarretelles au lieu d’être en train de garer son insolent biplace sans mettre la ville à l’arrêt.
L’estran. Quel nom merveilleux. L’espace de littoral compris entre la haute mère et la basse mère.
Ah, la voilà. La petite brise m’apporte les effluves de Chanel numéro 5. La petite bise aussi. Ben c’est ma mère, après tout, nous ne sommes pas en service, auquel cas, elle m’aurait serré la main, le regard froid et impénétrable.
Elle sourit, contente de mon choix, heureuse du climat maritime, de la blancheur des murs et de mon attitude aimable (pourquoi lui en voudrais-je, pour une si petite heure d’attente ?).
Je commande rapidement (enfin). Du poisson. Poisson des Seychelles.
Le paradis.
Et déjà, comme deux gamines enfuies du pensionnat, nous rigolons de nos aventures victorieuses dans l’océan Indien.
J’avais tout juste 25 ans. Je venais de terminer haut la main de brillantes études de médecine, entreprises concomitamment à mon écolage secret au sein de l’EPEE et l’on allait me confier ma première mission.
Réunir les preuves de l’infamie de l’agent Dauze, soupçonné d’être double.
C’est avec fébrilité que je bouclai mes valises, emportant dans les quadruples fonds tout le matériel nécessaire à la réussite. Ma parfaite connaissance de l’anatomie humaine me permit de dissimuler les pièces les plus précieuses de mon arsenal en lieu sûr.
Ce qui au bout du compte s’avéra décisif, le suspect ayant été finalement confondu et pris littéralement dans mes filets au terme d’une interminable poursuite sous-marine en apnée, durant laquelle je remerciai le ciel d’avoir tout sous la main.
Ah, que de souvenirs.
Nous avons continué à les évoquer en pensée, immergées dans les saveurs d’un millefeuille glacé d’espadon au citron vert.
Bien sûr, par la suite, il fallut parler d’elle.
Elle, qui m’avait sauvé des griffes du terrible Jo Rétapo, en attrapant de justesse mon poignet droit, suspendue à la roue arrière de son ULM, avant que ma Yamaha ne percute le rocher.
Je lui rappelle gentiment qu’elle n’avait pas à quitter l’école avant la sonnerie et que j’aurais bien pu me débrouiller toute seule.
Et au fil des nos petites montées d’adrénaline, les plats se succèdent, plus surprenants les uns et les autres. A en redemander pour faire durer le plaisir.
Mais à chacun suffit sa peine et le monsieur-ici en salle et l’autre monsieur-là en cuisine voudraient souffler un peu avant de reprendre les hostilités du soir.
Sous le charme de cet excellent repas clôturé par une addition assez légère, nous décidons de faire la course juste qu’à la maison, bolide Suédois contre bombe Anglaise, histoire de faire un peu frémir le peuple.
Bons baisers de partout.
Agent 53
L’Estran
22 rue du Collège, 1050 Bruxelles
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