Mission à Kabgayi, Rwanda
Ca fait maintenant quelques jours que j’ai terminé le dernier ananas ramené de là-bas… Les papayes, les maracujas et les petites bananes n’ont pas tenu aussi longtemps.
Déjà, un parfum de nostalgie.
L’impression que l’odeur flotte encore autour de moi. On ne m’avait pas dit que l’Afrique, c’était dangereux à ce point. Je savais pour les virus, les rétrovirus, les moustiques, les anophèles, les fièvres de tout poil mais je ne savais pas à quel point je serais contaminée.
L’odeur. Elle est là, dès la descente de l’avion. En soirée, il ne fait pas chaud au Rwanda et pourtant, l’air sent la chaleur, le soleil qui sèche la terre et la fait mousser dans la lueur faible des lampes. Nous marchons sur un tarmac chichement éclairé et je ne vois pas le regard des gens qui m’entourent. Ils sont, pour la plupart, d’ici et leurs yeux brillent sûrement autant que les miens. Eux, d’impatience de rentrer à la maison. Moi, d’émerveillement et d’excitation.
L’odeur, elle est là dans l’ambulance qui nous conduit de Kigali à Kabgayi. Elle est dans les accolades de bienvenue, elle est dans les arachides que l’on nous offre, elle est dans les faubourgs de la capitale puis dans ces collines que nous devinons à peine. Il fait noir, la route serpente, le véhicule qui cahote et les conversations enthousiastes des infirmières et du médecin nous font un peu tourner la tête. Marleen et Christiane, l’accoucheuse et l’infirmière pédiatrique qui m’accompagnent, ont déjà travaillé en Afrique. Pour moi, tout est nouveau. Je me sens comme un gosse qui attend dans la file vers le trône de saint Nicolas et pourtant, c’est moi qu’ils appellent docteur Nathalie. Muganga Nathalie.
A partir de là, tout va très vite … Très vite car j’accélère le pas, à chaque instant. Peut-être pour ne pas louper une minute de ces quinze jours de mon temps que je viens leur donner. Certainement pour ne pas louper une seule goutte de la richesse qu’ils vont m’apporter.
Le docteur Alphonse est le médecin de la maternité. Ici, les noms de famille n’existent que sur les papiers, dans la vraie vie, seuls les prénoms comptent. Il n’y a que des prénoms de chez nous. Je travaille avec les sourires de Priscilla, Ludivine, Julienne, Anastasie, Renata, Célestin, Eugène, Virginie, Jean-Bosco, Jean-Paul … Ici, les Jean-Paul sont légion, en l’honneur de Jean-Paul II qui un jour vint élever la cathédrale de Kabgayi au rang de basilique. Le Rwanda fut et reste l’affaire de l’Eglise. La messe et le calendrier chrétien font autant partie du quotidien que le manioc et les chèvres. Le 27 juillet est le jour de la Sainte Nathalie. Je ne me souviens pas que l’on m’ait souhaité une seule autre fois bonne fête …
A l’hôpital, les médecins sont peu nombreux, très peu nombreux, au nombre faramineux de 7 pour plus ou moins 400 lits. Le rôle de garde est général et de nuit, tous sont amenés à pratiquer des césariennes ou à s’occuper de cas généraux urgents. C’est dire l’étendue du travail.
Et pourtant parmi eux, aucun spécialiste. Le docteur Alphonse travaille depuis plus de dix ans à la maternité. Avant cela, il était responsable du centre de transfusions à Kigali. Entre les deux, il s’est caché pendant 7 mois dans les forêts à la frontière congolaise. C’était en 1994. Cela vous dit quelque chose ? Ici, on ne dit pas le génocide, on parle des évènements ou de la guerre. Tout le monde en a souffert. Il n’y a plus une famille complète. Alphonse y a perdu ses fils et sa femme. Julienne, Clarisse, leur mari. Les plus jeunes, leurs parents. La douleur fut partout et fut immense. Les Rwandais n’ont pas oublié l’horreur. Le gouvernement non plus. Chaque jeudi, des réunions sont organisées dans les districts. Mélange de délation, de culte du souvenir et de la vérité pour trouver encore et encore des responsables, des coupables, d’autres personnes pour remplir un peu plus ces prisons qui débordent.
Mais reprenons le fil médical de nos pensées. A vrai dire, tout est tellement intriqué que l’on fait bien souvent des nœuds. Et les nœuds ici, il vaut mieux les faire au porte-aiguille car chaque centimètre de catgut vaut son pesant d’or. Donc pour reprendre le fil, autant commencer par le commencement …
Pourquoi partir donner un coup de main aux Rwandais ? Pour ma part, c’était une sorte de rêve. Rêve qui a dépassé toutes mes espérances. Je me souviens du poster de MSF accroché dans mon kot. Vous voyez, ce dessin du globe terrestre avec un gros pansement sur l’Afrique. Eh oui, tout n’est pas rose là-bas, loin s’en faut. Comme je l’ai dit, le personnel est peu nombreux. A la mi-juillet, les salaires de juin n’avaient toujours pas été versés et ceci expliquant cela, il ne faut pas grand-chose pour qu’un docteur préfère s’exiler de l’autre côté des collines où l’herbe lui semble plus verte.
La pauvreté est terrible. Disons même la misère. Certes, il n’y a pas de famine car le sol est riche et le climat merveilleux. La grosse majorité des 8 millions de Rwandais sont de petits cultivateurs. Petite maison de briques, 2 ou 3 pièces sur une colline, quelques bananiers, des légumes, une chèvre, une vache pour les plus riches mais ni eau courante, ni électricité. Les plus nantis habitent la ville où l’eau et le courant sont présents. Enfin, à certains moments de la journée. Depuis deux ans, après 20 heures, l’électricité n’est plus fournie. A l’hôpital, en journée, il faut bien souvent recourir au moteur. Moteur à essence garantissant une ambiance délicatement parfumée avec fond sonore discret. Mais quel bonheur de pouvoir toujours utiliser le bistouri électrique, de ne pas coiffer la lampe frontale à piles, d’avoir une sonde d’aspiration ou un échographe qui fonctionne …
Les journées passent, se ressemblent et ne se ressemblent pas. Le soleil est toujours là, la poussière vole sous nos pas sur la route de l’hôpital, nous croisons tous les matins, des femmes transportant leur dernier né sur le dos, des victuailles sur la tête et accompagnées d’une ou l’autre fillette elle-même ceinte d’un autre enfant de la famille. Sur la route principale allant de Gitarama à Butare, les vélos déboulent à grande vitesse dans les descentes. Dans les montées, ils sont poussés et servent au transport des sacs de patates douces, des régimes de bananes ou du bois pour le feu.
L’hôpital est de plain-pied, pas question d’ascenseur dans un pays où l’électricité est denrée rare. La maternité, tout en longueur, est constituée de vastes salles communes d’hospitalisation, d’ailes pour les gardes-malades, de quatre salles d’accouchement séparées par des rideaux. Les gardes-malades sont un des piliers de l’hospitalisation. Ils veillent aux repas et à la toilette des hospitalisés. Seuls les soins médicaux sont prodigués par le personnel.
Je supervise le bloc d’accouchement, m’occupant des dystocies, appliquant des forceps, pratiquant des césariennes. L’hôpital sert de référence à 24 centres de santé situés pour certains à plus d’un jour de marche. J’enlève des fibromes d’un volume comme on en voit plus chez nous, des tumeurs ovariennes, un dermoïde de 3 kilos. Je réalise des salpingoplasties par tomie comme au bon vieux temps, car ici dans ce pays à la démographie galopante et au taux élevé de décès néonatal et infantile, la stérilité vous garantit l’exclusion sociale mieux que toute autre tare. Le travail ne manque pas et les remerciements émus valent plus que n’importe quel autre salaire. J’ai bien sûr perdu des bébés, une mère dénutrie et arrivée à l’hôpital à un degré de pathologie ingérable là-bas mais dans l’ensemble, j’admire le dévouement de l’ensemble des soignants dans un environnement où une radiographie, un hémato ou une ampoule d’ocytocine représente la moitié d’un mois de travail.
L’espace manque pour vous raconter ici toutes les sensations qui m’ont habitée pendant ces quinze jours merveilleux mais j’espère que ces quelques lignes vous ont peut-être donné l’envie de participer vous aussi, que vous en ayez un jour rêvé ou pas, à ce type d’expérience. Quant à moi, je leur ai dit « murabeho » et le plus vite possible, ce qui en Kinyarwanda signifie tout simplement « au revoir ».
Médecins sans Vacances: www.msv.be
Docteur Nathalie Derny
Gynécologue
Clinique Ste Anne-St Remi
Bruxelles