Ma fille naquit le jour d’Hiroshima. Peu de temps après que la bombe n’éclate au-dessus de la ville japonaise et ne tue des milliers de personnes. Mon enfant a vu le jour au moment précis où des milliers de personnes l’ont vu s’embraser pour la dernière fois.
Le médecin a fait brutalement irruption dans la salle d’accouchement, en proie à une grande agitation. Pourtant l’expulsion s’annonçait facile et la sage-femme connaissait son boulot. Le praticien avait poussé la porte avec fracas pour annoncer l’horreur. En un rien de temps et à l’unisson avec mon bébé qui poussait ses premiers cris, tout le monde a élevé la voix. Une bombe atomique ! Personne ne savait de quoi il s’agissait. Personne n’en avait jamais entendu parler. Nous savions seulement qu’il venait de survenir quelque chose d’atroce.Ils l’avaient appelée « little boy » et moi, je serrais très fort contre moi ma little girl, ma little girl que j’avais voulue belle et en bonne santé après toutes ces épreuves et Dieu merci, elle l’était, belle et en bonne santé, ma fille à moi.
Dès l’été 1941, il ne fut plus question que je continue mes études d’infirmière. Cela ne constituait pas un problème car je ne ressentais aucune attraction irrépressible pour le sang et les plaies en tous genres. Je ne m'étais inscrite que sur l’ordre de ma mère, personne autoritaire, versatile et passionnée qui me maintenait dans une naïve obéissance mêlée de haine et d’amour. Moi, je voulais être pharmacienne, manipuler les fioles, jongler avec les produits, catalyser les réactions, savante émerveillée dans l’arrière-salle de mon officine.
Bien sûr, c’était avant la guerre et bien sûr, c’était avant que ma mère ne décide de faire de moi une digne descendante de Florence Nightingale.De toute façon, la situation économique de la famille ne le permettant pas, je fus sommée de trouver du travail. Ce que je fis docilement.
Depuis le début de la guerre, mon père travaillait en Allemagne pour les usines AEG. Ce qui donnait toute liberté à ma passionnée de mère d’aimer à la folie puis de détester le jour suivant, son amant volage. Ma sœur cadette et moi ne disions rien. Jamais nous n’aurions osé. Il y avait des choses qui allaient de soi avec ma mère. Elle n’était que feu et moi, parfois, je ne me sentais que glace. Je ne garde de cette époque que des souvenirs épars. Mon père travaillait à Berlin, ma mère s’enflammait pour de mauvaises causes, nous étions occupés par les Allemands et moi, je flottais sur cette vague bizarre sans savoir où j’allais m’échouer et sans même prendre la peine de me le demander.
Dès l’été 1941, il fut donc question que je mette du beurre dans les épinards. A la commune de Jemappes, on engageait. Il me fut facile de réussir les examens provinciaux et pour entrer dans les faveurs du bourgmestre rexiste, l’adhésion au parti ne m’apparut qu’être une formalité parmi les autres. Quelle importance ? Après tout, quand j’étais petite, ma mère s’était, comme tant d’autres, laissée gagner par la verve d’un Degrelle dont j’entendais rugir les phrases incompréhensibles lorsqu’elle me traînait dans son sillage aux meetings. Je pris donc à la fois une carte du parti et mon poste au sein de l’administration communale. De ce travail aussi, je n’ai plus en mémoire que des bribes floues de moments banals de la vie d’une fonctionnaire.
Tout se précipita en 1944. Le débarquement. La débâcle allemande. La panique du pouvoir communal dont les sympathies n’étaient plus dans l’air du temps. Que savais-je des V2, de ces armes allemandes secrètes ? Qu’en savions-nous ? Car je n’étais pas la seule, ce jour-là, à être secrètement convoquée par le bourgmestre et à entendre que nous allions partir pour l’Allemagne le soir même et ce jusqu’à nouvel ordre. Ce qui en clair signifiait jusqu’à ce que les Allemands gagnent la guerre à l’aide de ces fameux missiles !
Aujourd’hui, plus de 60 ans plus tard, je suis toujours incapable de dire ce qui m’est passé par la tête. J’ai suivi. Comme si je n’avais aucune conviction personnelle. Comme s’il s’agissait d’une gentille aventure, de petites vacances pour moi qui n’en avais plus connues depuis belle lurette. J’ai fait ma valise. Deux manteaux, nous étions en septembre, trois robes, une paire de chaussures et quelques blouses. Le train était un omnibus et jusqu’à Fulda dans la Hesse, les avions n’ont cessé de nous survoler. Une fois sur place, nous avons vécu quelques jours comme des réfugiés, parqués dans de grands dortoirs. L’image me vient tout naturellement à l’esprit à l’heure où se bousculent sur nos écrans tous les réfugiés du monde. Nous étions des réfugiés. Réfugiés de quoi ? Je ne le savais pas vraiment. Je n’avais pas peur, moi qui maintenant me calfeutre au moindre coup de tonnerre. J’étais partie sans me poser de questions car ma mère m’avait dit de partir pour éviter les ennuis. J’étais partie avec les autres. J’étais en Allemagne avec les autres, prisonnière volontaire dans un camp puis placée dans une famille à Bad Münder dans le Hanovre.
Comme c’est étrange, cette absence de crainte, de vision de l’avenir. Je travaillais dans une fabrique de chaises. De future infirmière, pharmacienne contrariée, employée communale, j’étais devenue ouvrière. Je dormais sur un lit de paille et le soir, nous sortions à quelques-unes de l’usine dans une sorte de cabaret où se retrouvaient les convalescents du front russe.
Il y avait de la musique et des rires. Il y avait aussi un jeune homme de Mulhouse. Beau garçon, sympathique, se remettant d’une blessure au poumon avant de repartir au combat avec les autres « Malgré nous ». L’ai-je aimé ? Oui, sûrement. Je ne savais pas ce qu’était l’amour, je n’en avais connu que les querelles d’amoureux que se livraient ma mère et son amant. Oui, je crois que je l’ai aimé. Oh, pas bien longtemps mais en temps de guerre, chaque instant de bonheur vaut son pesant d’or et d’étincelles.
Il est venu me dire adieu le 1er novembre 1944. Et je ne l’ai jamais revu. Est-il mort au combat ? Est-il rentré chez lui ? A-t-il eu une femme, d’autres enfants ? Je n’en ai rien su et n’ai jamais cherché à le savoir. Il m’a rendue heureuse, m’a trouvée charmante dans ma vilaine robe de laine, pourquoi aurais-je remué ciel et terre pour le retrouver et lui imposer une famille au nom de ces quelques moments de félicité ?
J’ai compris à la Noël. Les nausées, l’absence de règles. Je n’ai pas eu peur et je n’ai jamais regretté. C’était trop tôt pour parler de joie mais déjà, je sentais que cette vie en moi changerait tout le cours de la mienne. Je m’étais liée avec une autre jeune femme, compagne de galère au parcours similaire et embarquée comme moi dans une histoire qu’elle ne maîtrisait pas. A deux, nous étions plus fortes et nous ne redoutions rien de ce qu’il pourrait nous arriver. C’est du moins ce dont nous nous persuadions avec force. Un jour de janvier, nous reçûmes la visite de l’oncle de mon amie. Ce rexiste engagé en Russie détenait, selon ses dires, des informations capitales pour notre survie. Notre survie ? A vingt ans et au point où nous étions, tout était capital et rien ne l’était. Selon lui, les Allemands préparaient une grande offensive dans les Ardennes, bataille qu’ils gagneraient (à cette époque, l’Histoire n’était pas encore écrite) et nous pourrions rentrer chez nous sans crainte. Rentrer en Belgique, c’était trop beau pour être vrai ! Nous n’avions aucune nouvelle des nôtres.
Le voyage fut presque pire qu’à l’aller. Nous étions dissimulées sous des couvertures dans une automobile militaire fixée sur un train rempli de soldats allemands. Heureusement, mes nausées s’étaient estompées, comme quoi, il y ne faut jamais désespérer de rien !Hélas, nous n’avons jamais atteint la frontière rêvée. Le train ne dépassa pas Godesberg et avant le terminus, on nous invita galamment à descendre et à disparaître dans la nuit noire d’un endroit inconnu. Sur la place de la ville, nous avons déblayé la neige qui recouvrait un banc et nous sommes allongées l’une contre l’autre pour attendre le jour. Au matin, je me suis rendue à l’Hôtel de Ville pour chercher du travail. Je m’exprimais bien en allemand et de façon incroyable, nous avons immédiatement trouvé un emploi dans les cuisines d’un hôpital. Nous étions logées dans un château mais nous n’en menions pas la vie. Loin s’en faut ! Les poux et la gale peuvent en témoigner. Il ne me restait qu’une seule robe qui, après avoir subi un épouillage agressif et rétréci de 30 centimètres, peinait à recouvrir mon ventre arrondi.
Toutes les nuits, il y avait des bombardements et toutes les nuits, ma fille s’agitait en toute insouciance. J’ai toujours su que c’était une fille. Je ne pensais qu’à elle et à ce que nous allions devenir. Ah, comme je l’ai désirée, cette enfant. Qu’elle ait pu croire à différents moments de sa vie que je ne l’ai pas désirée parce qu’elle est venue comme un cadeau du destin est faux. Je n’ai jamais attendu qu’elle. Plus que tout, je souhaitais qu’elle vive, qu’elle rie, qu’elle soit heureuse.
Un matin d’avril, les bruits lourds de camions qui résonnaient en permanence tout autour de nous se firent plus légers. Ce n’était pas la même armée qui passait sous nos fenêtres. Les Américains étaient là. Enfin, nous avons pu rentrer en Belgique.Le chauffeur du camion était noir. Il riait et nous offrait du chocolat. Du chocolat, cela faisait des années que nous n’en avions pas mangé. Moi, les envies de femme enceinte, je n’ai jamais su ce que cela pouvait signifier. A Verviers, la police nous attendait. Listes en main. Nous étions les premiers rexistes à revenir. On nous a dit de rentrer chez nous. Nous serions contactées plus tard. Le temps manquait pour régler cela immédiatement. Chez moi n’était plus chez moi. Ma mère était en prison (par la suite, en appel et après plusieurs mois derrière les barreaux, elle fut acquittée), mon père absent et le reste de la famille ne voulait rien savoir du bébé. « Tu iras dans un couvent, tu accoucheras et tu leur laisseras l’enfant. » Jamais. Pour rien au monde !
L’été arriva. Mon ventre s’épanouissait. En juin, je reçus 100 francs du secours civil.
En juillet, je fus déchue de mes droits civiques (jusqu’en 1950).
Une nuit d’août, les contractions commencèrent.Pour la première fois, je me suis sentie triste. Et seule. Affreusement seule. A l’hôpital, j’avais l’impression qu’on me regardait comme une étrangère, comme une bête curieuse.Cette fois, j’ai eu peur. J’ai eu mal mais je ne voulais pas crier. Je serrais les lèvres pour qu’aucune plainte ne les franchisse. Je voulais me faire toute petite. Qu’on me remarque à peine.
Et pour moi, les choses s’arrangèrent. Une fois de plus. Le 6 août 1945, alors que le monde baignait dans l’horreur, je tenais dans mes bras l’être que j’avais désiré plus que tout au monde et grâce à qui je n’avais jamais perdu courage. Blonde et jolie comme je l’avais toujours imaginée.
Maintenant ma fille a presque trois fois l’âge que j’avais à cette époque. Elle est belle, heureuse et en bonne santé mais elle n’aime pas cette histoire. Alors je la raconte à ma petite-fille qui a presque deux fois l’âge que j’avais à cette époque en espérant, peut-être inconsciemment, qu’elle explique à sa mère à quel point je l’ai toujours aimée.
Nathalie Derny